Pourquoi les organisations musulmanes sont-elles agacées ?
Lors de la campagne de communication lancée par l’AFNOR au moment de la sortie de la norme expérimentale, le CFCM et les mosquées de Paris et de Lyon se sont insurgés contre l’utilisation de leurs noms. La grande Mosquée de Lyon affirme par exemple n’avoir « à aucun moment participé à l’élaboration de cette norme » et parle de « manigance. » La grande Mosquée de Paris, elle, « met en garde les responsables de l’AFNOR de se prévaloir » de son accord. Enfin, le CFCM se désolidarise également de l’action de l’AFNOR est rappelle avoir « annoncé publiquement en avril 2015 son retrait des travaux menés » par l’organisme. Faux, indique-t-on du côté de l’AFNOR. « Le CFCM fait partie de la commission de normalisation depuis le début du projet, en 2011, répond Nadine Normand, responsable du département agroalimentaire, santé et action sociale de l’AFNOR. Pour quitter la commission de normalisation, un membre doit le signaler formellement et expressément par courrier ou email par exemple. Cela n’a pas été le cas pour le CFCM. » Et la responsable à l’AFNOR d’ajouter que « le CFCM figure donc parmi les membres de la commission, car son représentant, tout comme les autres membres de la commission, a reçu par email des invitations à se prononcer sur le document en cours d’élaboration, tout au long du projet. Le CFCM n’a, jusqu’à la fin du projet à l’été 2017, émis aucun avis, positif ou négatif. » Même topo en ce qui concerne la mosquée de Lyon. Une nouvelle fois, les institutions musulmanes se sont laissées déborder.
Une limite floue entre business et religion
Ce qui agace en premier plan les institutions musulmanes, c’est leur impression d’avoir servi de faire-valoir. L’Union des mosquées de France (UMF) exprime, dans un communiqué, « sa stupéfaction face à cette démarche de l’AFNOR qui s’apparente à une action mercantile incompatible avec la mission d’un organisme de normalisation reconnu d’utilité publique et placé sous la tutelle d’un ministère de la République. » Pour Lotfi Bel Hadj, auteur de « La Bible du Halal », le fait d’avoir écarté les musulmans de l’élaboration de la norme pose problème : « Au-delà des incohérences flagrantes de cette démarche qui vise à certifier des produits liés à un rite religieux par une institution non religieuse, cette initiative risque de générer deux troubles graves. Le premier est un sentiment de frustration chez les musulmans de France qui voient leurs rites moins considérés et moins respectés. Le second est la perte de toute crédibilité des certifications halal françaises avec des conséquences désastreuses sur la capacité de nos entreprises à trouver leur place dans un marché mondial en plein essor et dans lequel la concurrence ne fait que s’intensifier. » Mais du côté de l’AFNOR, on assure que « la norme n’apporte pas de définition du halal. Elle donne un mode opératoire aux industriels qui fabriquent des denrées transformées halal, afin de respecter le cahier des charges des clients et la réglementation, en l’occurrence la directive halal du codex alimentarius », indique Nadine Normand qui insiste sur le fait que cette norme est « un outil de travail attendu par les industriels qui sont, de facto, sur ce marché. Des documents similaires existent dans d’autres pays, avec la même finalité : soutenir les entreprises du pays. »
Mais pourquoi l’AFNOR s’est-elle emparée de la question du halal ?
L’AFNOR assure avoir voulu apporter une « réponse à un besoin. » Tout part de l’initiative autrichienne il y a quelques années. « En 2010, l’Autriche a proposé que sa norme nationale halal serve de base à une norme européenne. La France, via la commission de normalisation AFNOR, a participé à ce projet européen dès 2011, en marquant son désaccord. Après plusieurs années de négociations, le projet européen a été arrêté, faute de consensus européen sur la question de l’abattage. En 2015, la commission de normalisation AFNOR a souhaité capitaliser sur le travail réalisé, forte d’un consensus obtenu sur la partie aval de la fabrication d’aliments, excluant ainsi la question de l’abattage », rappelle Nadine Normand. « Comment un projet initié par l’Autriche à travers la Communauté européenne et abandonné quelques années plus tard a pu être poursuivi par l’AFNOR ? C’est de l’excès de zèle », rétorque Lotfi Bel Hadj qui « ne voit pas pourquoi la France résiste à la décision de ses voisins européens de passer à autre chose. » Pour l’auteur de « La Bible du Halal », « l’AFNOR aurait pu et aurait dû s’aligner sur le désistement global Pourquoi avoir persisté ? » Dans son livre sorti il y a trois ans, l’auteur prédisait déjà l’échec de l’initiative autrichienne.
L’AFNOR va-t-elle se substituer aux organismes de certification halal ?
Pour Lotfi Bel Hadj, la publication d’une norme expérimentale sur le halal « revient à dire que l’AFNOR se substituerait au métier de certificateur halal. L’organisme veut prendre le pas sur des sociétés qui maîtrisent bien mieux cette notion de halal. » Mais Nadine Normand assure que la norme proposée par l’AFNOR ne cannibalisera pas les organismes certificateurs puisqu’elle « n’apporte aucune interprétation religieuse ni aucune définition du caractère halal d’un produit. » D’ailleurs, l’organisme de normalisation assure n’avoir « aucun intérêt à imposer la norme. Nous n’en avons pas même le pouvoir. Elle est publiée et mise à disposition des acteurs concernés : c’est une norme d’application volontaire et qui plus est ‘expérimentale.’ » Mais Lotfi Bel Hadj n’en démord pas : « Le halal se différencie des autres aliments non par rapport aux normes françaises que les industriels sont déjà obligés d’appliquer, mais seulement sur son aspect religieux. » En résumé, selon l’auteur, « parler de halal en excluant l’aspect religieux est un non-sens total. » Cette démarche, ajoute-t-il, « relève d’un certain paternalisme français envers les Français musulmans sur la notion du halal. L’organisme a d’ailleurs envoyé un message subliminal en mettant à la tête de la commission une dame avec un patronyme exotique (Eldjida Makhloufi, ndlr). Quels que soient les arguments avancés par l’AFNOR, cette norme sonne comme une mise au pas évidente des certificateurs halal. »
Et maintenant, on fait quoi ?
La norme expérimentale de l’AFNOR perdurera-t-elle ? Nadine Normand indique que, « d’ici trois ans, un examen de son utilité sera réalisé. La norme sera alors mise à jour si les membres de la commission de normalisation le souhaitent, elle pourra aussi être maintenue en l’état, ou supprimée. » Selon Lotfi Bel Hadj, il faut la supprimer tout de suite : « Avec sa norme expérimentale, l’AFNOR apporte encore plus de confusion à la confusion qui existe déjà et qui est bâtie sur les fantasmes, l’inculture et la méconnaissance du halal. Il existe déjà des normes alimentaires qui sont respectées par les producteurs, on aurait dû en rester là », explique-t-il. Et l’auteur de « La Bible du Halal » d’affirmer que, pour une fois, les organisations musulmanes devraient être écoutées et entendues : « Dans une cacophonie généralisée, les instances censées représenter les musulmans ont décrié de façon violente leur participation à l’élaboration de la norme. Pour une fois qu’il y a un semblant de consensus de ces instantes dites représentatives, il est anormal que des non-musulmans puissent encore s’aventurer sur un sujet aussi délicat. » Cela signifie-t-il qu’aucune norme halal ne sortira ? Lotfi Bel Hadj en est sûr : « Une norme française est possible, mais à condition que la communauté musulmane soit unie. Et on en est très, très loin. »