« Ne fais pas de ton impatience, un argument ». Ce conseil paternel, je l’ai souvent entendu à l’adolescence ou en tant que jeune adulte. Dans un pays comme l’Algérie où tout est question d’attente et de persévérance, cela compte comme façonnage. Et ce conseil trotte de nouveau dans ma tête depuis plusieurs jours, depuis que le peuple algérien dans sa grande majorité attend du régime qu’il dégage. Attente, hélas, qui reste vaine. Car le temps passe et les manœuvres dilatoires se multiplient. Pourtant, les choses sont claires. De partout, fusent les mêmes mots d’ordre. Ils sont sans aucune ambiguïté, ils ne supplient pas, ils ne quémandent pas un peu de liberté, une poignée de devises ou un quignon de pain, de la semoule ou de l’huile. Ils veulent le changement, le vrai. Ils exigent, oui, ils exigent, que Abdelaziz Bouteflika s’en aille au terme de l’actuel mandat. Qu’une transition s’engage. L’heure n’est donc pas aux tergiversations, aux revendications à minima. Et pourtant…
On voit bien que le clan présidentiel ne veut rien lâcher. Il joue la montre, cette bonne vieille stratégie éprouvée depuis des décennies. Il lui faut occuper le terrain (médiatique, à défaut du vrai), faire semblant et même improviser. À ce sujet, la capacité de nos dirigeants à s’inventer une réalité parallèle est toujours aussi saisissante. La rue tonne, des gens qui jusque-là se tenaient à l’écart de la politique se lancent eux aussi dans la contestation, des cachiryatines de toujours s’écharpent entre eux et s’apprêtent à leur emboîter le pas, le nombre des manifestants s’approche peu à peu du quart de la population, mais, rien ne bouge et la tentative d’enfumage se poursuit comme si de rien n’était. Tout va très bien monsieur le Bey…
En avant donc la gasba et le bendir ! Flûte et tambourin. Comme on essayerait d’endormir ou d’impressionner un enfant, on nous parle d’un gouvernement en cours de constitution – alors qu’on s’en tape -, de consultations pour la conférence nationale – alors qu’on s’en tape-, de démarches « inclusives » – alors qu’on s’en retape. Le moufid, l’essentiel, ce qui est attendu, c’est l’annonce du départ et l’abandon de ce projet scandaleux de quatrième mandat prolongé qui va à l’encontre de cette pauvre Constitution qui ne cesse d’être piétinée. De son côté, le vice-premier ministre s’en va faire un tour à Moscou et obtient de ses interlocuteurs qu’ils mettent en garde contre une déstabilisation de l’Algérie. La ficelle est grosse mais, sait-on jamais, des admirateurs de Vladimir Poutine, et il y en a chez nous (hélas…), pourraient se dire que puisque les Russes le disent, c’est donc vrai. L’histoire retiendra que c’est un représentant du pouvoir qui, le premier, a sollicité une ingérence étrangère dans une affaire algéro-algérienne.
La tactique est connue : endormir les uns, faire peur aux autres en attendant les deux autres axes d’une stratégie éprouvée sous d’autres latitudes : provoquer et réprimer. Tant de mauvaise foi, tant de désinvolture à l’égard de la volonté populaire n’est pas chose innocente. Il s’agit d’éprouver la patience des Algériens, de faire remonter à la surface cette colère sourde que l’on sent parfois pointer dans les déclarations des gens et que le pouvoir aimerait bien voir se transformer en torrent dévastateur. Un dicton algérien dit E’ssamet yerbah el qbih. Difficilement traduisible, il indique que le ssamet, celui qui ne lâche rien, le fâcheux qui insiste, y compris lourdement, autrement dit l’opiniâtre zélé, le collant, le ssamet donc, l’emporte toujours sur le qbih, le vilain, le moche, le méchant, l’insupportable. Ce que cherche le pouvoir, c’est à transformer le peuple algérien en qbih. Voilà le piège.
Ce qui me frappe depuis le 22 février dernier, date historique s’il en est, c’est la persistance de cette morgue dont ont toujours fait preuve nos dirigeants quand ils s’adressent au peuple. Je n’oublierai jamais le discours télévisé de Chadli Bendjedid après la tuerie d’Octobre 1988. Le cynisme et le mépris furent tels que les services furent obligés de répandre la rumeur qu’il aurait eu du mal à s’exprimer en raison de sanglots lui nouant la gorge. Festi… Du pipeau. Et là ça continue. On flatte le peuple, on le félicite comme on le ferait avec un sale garnement parce qu’il se comporte bien pendant les manifestations mais on s’empresse de lui faire comprendre qu’il ne faut pas dépasser certaines lignes, qu’il est des choses qu’il serait incapable de comprendre. C’est l’impression que l’on ressent quand on lit les déclarations du touriste globalisé Lakhdar Brahimi qui, en décembre dernier, affirmait que personne ne conteste Abdelaziz Bouteflika en Algérie et que ce pays ne connaîtrait pas de crise en 2019 « et même en 2020. » Et c’est cet homme qui nous enjoint aujourd’hui d’être lucides. No comment…
La patience des Algériens est admirable. Voilà un peuple qui a toutes les raisons de tout arracher, de tout casser. Que de mensonges, que de trahisons, que de promesses jamais tenues. Feu Kateb Yacine disait avec colère et amertume que le peuple algérien « marche avec un couteau dans le dos depuis l’indépendance ». Aujourd’hui, il marche encore en gardant son calme et sa raison. Silmiya : pacifique. On définit souvent l’Algérie par cette phrase lapidaire : Un pays riche mais un peuple pauvre. Il y a une autre définition qui s’impose désormais : un peuple qui vaut bien mieux que ceux qui le dirigent.