Auteure d’un livre sur les ventes d’armes françaises, cet « angle mort de la politique française », la journaliste Anne Poiret se livre dans un entretien à l’AFP.
Pour « Mon pays vend des armes », enquête de 300 pages publié mercredi, la journaliste et documentariste, spécialiste des après-guerres au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, a mené pendant 18 mois des investigations en France — « troisième exportateur mondial d’armes » — en Europe et en Egypte.
« Lors de reportages notamment en Libye, au Yémen et en Irak, des civils m’ont souvent interpellée dans ces pays dévastés: +Vous êtes à l’aise, les Français, le pays des droits de l’Homme, avec toutes les armes que vous nous refourguez ?+ ».
Face à ses velléités d’enquêter, elle s’est heurtée à une « stratégie de l’évitement », avec « 90% de non réponse » à ses demandes d’interviews, au nom notamment du « secret de la défense nationale » et a vu se dessiner ce « point obscur de la République ».
Paris a livré pour 1,38 milliard d’euros d’armement à Ryad en 2017, faisant de l’Arabie saoudite son deuxième plus gros client du secteur l’an dernier — après l’Egypte, accusée par les ONG de graves violations des droits humains sous des prétextes sécuritaires.
La France est régulièrement mise en cause, notamment par des ONG, la presse et récemment par des parlementaires, pour ses ventes d’armement à destination de Ryad et d’Abou Dhabi.
« Il y a un déficit d’information des citoyens français et de transparence au niveau du Parlement », relève la journaliste. « Tout ça est très toxique et problématique », au regard aussi, selon elle, des risques de violation du Traité sur le commerce des armes (TCA) et de la Position commune européenne sur le sujet, signés par la France.
La controverse a pris de l’ampleur après l’assassinat sordide du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en octobre 2018.
« L’affaire a fait incroyablement changer les choses en France, parce que tout à coup, mondialement, l’alliance que l’on avait avec l’Arabie saoudite a été exposée, ainsi que les mensonges jour après jour de ce pays » et de responsables français, accuse-t-elle.
« Prise de conscience »
La semaine dernière, un cargo saoudien a suscité une polémique en Belgique — où il a effectué un chargement à destination de l’Arabie — et en France.
« Il y a une prise de conscience (…) Il y a un tournant, il ne faut pas que cela retombe », estime Mme Poiret.
Des fabricants d’armes, responsables d’usines, employés d’usines « protégés par leur appartenance à un syndicat », ex-ministres, ont finalement témoigné auprès de la journaliste, certains anonymement.
Ils éclairent d’informations rares l’industrie de l’armement en France, si « fuyante », et le fonctionnement de l’appareil d’Etat par rapport à ces ventes, notamment les rouages de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) et de l' »Equipe France » de l’ex-ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian (actuel ministre des Affaires étrangères), les artisans de sa stratégie de ventes d’armes records entre 2012 et 2017.
« Les usines ne sont pas cachées et il y a un certain nombre d’informations qui restent disponibles comme le rapport annuel au Parlement », reconnaît Anne Poiret. Pourtant, « notre président a dit publiquement à un journaliste dix jours après l’affaire Khashoggi que l’Arabie saoudite n’était +pas un grand client de la France dans quelque domaine que ce soit+ ».
« Quand un président ment sur quelque chose d’aussi facile à vérifier, comment avoir confiance derrière? », lance-t-elle, tout en affirmant qu’il y a « un vrai malaise dans l’exécutif aujourd’hui » sur le sujet.
Mardi et mercredi, trois journalistes français ayant enquêté sur l’utilisation d’armes françaises au Yémen sont convoqués par les services de renseignement. « Il y a une volonté d’intimider très nette. C’est un signe terrible envoyé dans cette discussion », déplore-t-elle.
La semaine dernière, M. Macron a martelé qu’il « assumait » ces ventes d’armes à l’Arabie saoudite au nom de la lutte antiterroriste, assurant avoir obtenu la « garantie » que ces équipements n’étaient pas utilisées « contre des civils ».
« Avons-nous des opérateurs français déployés dans la salle de commandement saoudienne (…) à chaque fois qu’une munition de canon Caesar (d’une portée de 40 km, NDLR) est tirée ? Ce n’est pas réaliste », observe-t-elle.
« Je ne dis pas: +Il ne faut pas vendre des armes+. Je dis qu’on en débatte: qu’est-ce que l’on veut avoir comme armée? Qu’est-ce que cela veut dire +l’indépendance stratégique+ de la France? A qui on est prêt à vendre? », conclut-elle.
Le documentaire d’Anne Poiret, « Mon pays fabrique des armes », sera rediffusé jeudi soir sur la chaîne française LCP.