Il y a bientôt trente ans, en septembre 1989, Fatima (13 ans) et Leïla (14 ans) Achahboun, ainsi que Samira Saïdani, étaient exclues du collège Gabriel-Havez de Creil dans l’Oise, à cause de leur voile.
« L’affaire de Creil » marque ainsi le début d’un long feuilleton politico-médiatique sur le port du voile à l’école. De 1994 à 2003, une centaine de filles portant un foulard ne sont plus admises dans l’enceinte des collèges et des lycées publics.
En 2004, une loi interdisant le port des signes religieux visibles à l’école est finalement adoptée. Appelée la loi du 15 mars 2004, elle est vite renommée dans le débat public, « la loi du foulard ».
Outre l’argument de la laïcité, la loi entend également à l’époque, protéger les jeunes filles de la supposée pression familiale leur imposant de porter le voile. Une mesure qui contribuerait ainsi à leur émancipation.
Mais qu’en est-il quinze ans plus tard ? Deux chercheuses de l’université de Stanford ont récemment publié une étude à ce sujet, se basant sur les résultats scolaires et les parcours professionnels de femmes identifiées comme musulmanes en France.
Les deux universitaires ont plus précisément fait l’analyse de deux groupes. Un premier groupe de filles dont le père est né au Maghreb ou au Moyen-Orient et dont « la probabilité est forte qu’elles soient élevées dans la religion musulmane ». Un second groupe composé de filles « dont le père est né dans d’autres régions du monde à la population musulmane moins importante ».
Les résultats montrent que le taux d’obtention du bac a brutalement chuté « pour les jeunes filles d’origine musulmane nées après 1984, et donc encore scolarisées lorsque la loi est entrée en vigueur ». La baisse du niveau d’instruction dans le secondaire se révèle aussi beaucoup plus importante chez les femmes du premier groupe.
« Nous pouvons attribuer à la loi une augmentation différentielle du nombre de femmes musulmanes n’ayant pas achevé leurs études secondaires de 3,9 points, ce qui correspond à 20% de la part globale des femmes sans enseignement secondaire dans notre échantillon », rapportent les deux chercheuses en sciences politiques, Aala Abdelgadir et Vasiliki Fouka.
Elles indiquent également que les femmes ayant été confrontées à la loi de 2004 sont « plus souvent inactives, ont davantage d’enfants, vivent plus souvent chez leurs parents, et exercent moins fréquemment un emploi », que leurs aînées ayant échappé à cette loi.
Ainsi, la loi de 2004 n’aurait pas eu les effets escomptés. Les témoignages de professeures et d’étudiantes portant le voile abondent dans ce sens.
« Un des effets pervers de cette loi, est que de nombreuses filles ont été obligées d’arrêter l’école à l’époque », souligne Maryam, professeure de SES passée dans le privé pour un poste intéressant mais aussi pour pouvoir porter son voile.
« Je connais plein de filles qui ont arrêté leurs études, devant choisir entre l’école ou le voile. Je le vois tous les jours, c’est une réalité. J’ai une cousine qui voulait faire une école de commerce mais elle a renoncé car elle sait qu’on va lui demander de retirer son voile et dans son futur travail aussi », témoigne Safa, étudiante en psychologie sociale.
Une loi sur la laïcité jugée « stigmatisante », car visant uniquement les élèves musulmanes. Beaucoup de femmes estiment aujourd’hui avoir eu un traitement différencié par rapport aux autres élèves et avoir été plus « surveillées ».
« J’ai senti plus de sévérité envers moi qu’envers les autres élèves. En hiver alors qu’il faisait très froid dans les classes, mes camarades étaient autorisés à garder leurs écharpes et même leurs bonnets. Mais moi non, je n’avais pas le droit de porter un bonnet même si j’avais froid. En cours de sport, on m’a aussi reproché d’avoir un tee-shirt trop long. Il fallait toujours garder un oeil sur moi parce que je porte le voile », affirme Safa, ancienne élève au lycée Louis Le Grand à Paris.
« Quand j’étais élève et que j’ai décidé de porter le voile, une enseignante m’avait convoquée à la fin de l’heure pour me poser des questions. Puis quand j’ai fait des études pour devenir prof, mes formateurs ont prévenu l’inspectrice du département qu’il y avait une élève voilée avant même la rentrée. L’inspectrice s’est inquiétée et a écrit à la responsable du master », raconte Sarah, lassée par cette suspicion, mais désormais professeure de français dans le secondaire.
Elèves et devenues aujourd’hui à leur tour professeures, ces femmes constatent que le sujet du port du voile reste tabou et toutes évoquent « une auto-censure » des musulmanes concernant l’expression de leur religiosité ou leur choix de carrière.
« Ce milieu de l’éducation est profondément laïc donc il y a de l’autocensure. J’entends des remarques et propos qui me confortent dans l’idée que moins je parle de ma religion plus je serai tranquille », confie Charlotte, professeure dans l’Education Nationale, convertie à l’islam et donc « non identifiée comme musulmane ».
« La plupart du temps quand on additionne les stigmates femme, voilée, musulmane, maghrébine, et de banlieue il y a une vraie auto-censure qui s’installe. On se dit qu’on n’est pas capable, ou qu’on va s’en prendre tellement plein dans la figure qu’on se limite. La perte de potentiel est énorme », ajoute Maryam, ayant elle-même ressenti des discriminations en étant passé d’un lycée du 93 à un DUT dans le 16e à Paris.
Mais au delà de l’interdiction du port du voile en 2004, d’autres restrictions sont apparues au fil du temps.
« En 2004 j’étais encore petite mais la loi a eu des conséquences sur ma vie. Au lycée, le proviseur m’arrêtait dans l’établissement et me demandais de réduire ou d’enlever le bandeau que je portais sur la tête. C’était absurde car c’était un simple bandeau de 5 cm », rapporte Sarah.
A cela s’est ajouté la polémique sur les jupes longues, sur les repas dits de « substitution » à la cantine, mais aussi sur les mères voilées accompagnatrices en sorties scolaires… Une « focalisation » sur l’islam qui découle directement de la loi de 2004, estiment les interrogées. Pour elles, il est nécessaire désormais, de questionner cette loi, « absurde » pour Sarah.
« La seule et unique solution est de revoir la loi de 2004. Si cela ne tenait qu’à moi je l’abrogerais. Le modèle de la laïcité française doit être revu en profondeur. C’est une loi bien trop stigmatisante » juge Safa.
« Pour moi l’éducation est la première étape vers l’interdiction du voile dans le monde du travail et dans d’autres sphères de la société. Cette loi est un condensé d’islamophobie, de racisme et de sexisme », renchérit Myriam.
Un sentiment confirmé par l’étude des chercheuses de Stanford, qui avancent aussi que « le nombre de jeunes filles déclarant avoir été victimes de racisme ou de discrimination s’est accru », depuis 2004 et que la confiance dans le milieu scolaire « a diminué ».
« Malgré tout, les mentalités commencent à changer. J’ai une soeur qui a cinq ans de plus que moi et elle n’aurait pas pu faire tout ce que j’ai fait. Je reste un peu positive car je pense que les choses bougent quand même en France », nuance toutefois Safa, qui entend bien continuer ses études et ne pas renoncer à son voile, même une fois dans le monde du travail.
« Je veux vivre dans un monde qui me ressemble, dans lequel je me retrouve aussi. Faire des études, travailler avec un voile sur la tête, c’est militer. Je ne peux pas me cacher chez moi en me disant que c’est injuste. Il faut être acteur du changement », conclut-elle.