« Voici Trappes, une ville très sensible en France, comme on dit dans les médias », présente d’emblée Amor Kaabia. Cette commune, la plus pauvre du département des Yvelines, est en effet tristement connue pour ses forts taux de délinquance et de violence, mais aussi pour ses nombreux candidats au djihad.
C’est pourtant cette ville que l’apiculteur a choisi, pour développer son activité. Tout près de la N10, dans une maison avec jardin prêtée par la mairie, se cachent quelques ruches, son matériel, ses machines d’extraction et ses stocks de pots de miel.
Originaire de Gabès au sud-est de la Tunisie, c’est là bas que sa vocation est née.
« J’ai découvert l’apiculture à l’âge de 18 ans, avec un copain. On a acheté cinq ruches que l’on a installées dans une oasis et on a appris sur le tas. Au départ on voulait produire beaucoup de miel pour gagner beaucoup d’argent, ce qui était un peu naïf. Et puis est venu l’amour pour les abeilles », raconte l’homme de 41 ans, qui se souvient encore de sa première récolte, émerveillé de voir couler sous ses yeux 300 kg de miel. Mais les deux amis, trop jeunes pour être pris au sérieux, n’arrivent pas à écouler leur production.
Amor Kaabia, loin d’être découragé, décide de persévérer et monte sa propre affaire. Mais les vols d’essaims, les sécheresses dans le sud de la Tunisie et autres difficultés le poussent à migrer. Il s’envole pour le Portugal, puis en France où il fozwrtifie son expérience auprès d’un apiculteur à Limoges, avant d’atterrir en région parisienne.
Sept sortes de miel et près de 200 ruches installées dans les Yvelines
Désormais, il fait partie des quelques apiculteurs professionnels en Ile-de-France, accompagné par d’autres apiculteurs amateurs (moins de 50 ruches). Ses 200 ruches sont localisées à 80 % dans les Yvelines, entre la Vallée de Chevreuse et la forêt de Rambouillet.
Châtaignier, tilleul, ronce, trèfle, acacia, colza, tournesol, sarrasin… l’apiculteur produit plus de sept sortes de miel, en installant ses ruches chez des particuliers.
« Des gens veulent acheter des ruches dans leur domaine ou sur un grand terrain. Je leur en offre, je viens m’en occuper jusqu’à la mise en pots de leur miel. En contrepartie je mets aussi mes propres ruches chez eux », explique Amor Kaabia, dont les abeilles ont récemment été accueillies dans une forêt de sapins entourant un château.
« Il n’y a pas beaucoup d’apiculteurs musulmans en France car c’est un métier de la campagne et les musulmans sont plus présents dans les villes. Moi j’ai la chance d’avoir mon premier emplacement à 7 km seulement de Trappes et d’être toujours en contact avec la nature », se réjouit t-il.
Ses abeilles, il en parle avec amour et ne se voit pas travailler un jour sans elles : « Vivre avec les abeilles, ce n’est pas seulement venir ouvrir la ruche, c’est la voir évoluer toute l’année, la regarder grandir, observer les premières couches de cire… On divise la colonie, on fait un essaim. On attend deux ou trois semaines, on vérifie l’essaim, est ce que la reine est fécondée ou pas. On vient, on trouve la reine, elle a pondu des oeufs, c’est magnifique… », détaille t-il avec le sourire.
40 % de perte d’abeilles en une année due aux pesticides et aux frelons asiatiques
Un métier passionnant qui n’est pas sans embûches. Si l’apiculteur trappiste produit près de 4 tonnes de miel par an, il est confronté comme les autres aux aléas de la météo, aux effets néfastes des insecticides ainsi qu’aux dévastateurs frelons asiatiques. Résultat, près de 40% de ses abeilles sont mortes cette année.
Malgré cela, Amor Kaabia souhaite tout de même transmettre son savoir-faire aux jeunes, notamment à ceux de Trappes. Les moins de 25 ans qui représentent la moitié des habitants, sont touchés par un chômage qui s’élève à près de 20%.
A ses côtés justement, un jeune homme de 20 ans, Sékou, est venu lui prêter main forte pour la mise en pots. Après une formation d’éducateur sans débouchés, il s’intéresse au métier d’apiculteur et Amor Kaabia envisage de l’embaucher comme apprenti.
« J’habite dans une résidence à côté de la gare. Je vois bien que les jeunes ici, ne savent pas quoi faire. Alors je vais essayer d’organiser davantage d’animations pour leur faire découvrir mon métier. Je suis déjà allé dans deux écoles primaires pour parler des abeilles, mais il faudrait que j’aille aussi au collège. Il faut faire sortir les jeunes de leur halls et escaliers. Ils ne connaissent pas la campagne, alors qu’elle est toute proche », regrette t-il.
« On peut trouver du bon miel ici et à des prix raisonnables, alors pourquoi en acheter à l’étranger ? »
Une sensibilisation au miel que le père de quatre enfants poursuit sur les marchés en région parisienne, à Mantes-la-Jolie, à Saint-Quentin en Yvelines, à Bagneux mais aussi sur Paris.
Avec son qamis, sa chéchia sur la tête et sa longue barbe, il sait qu’il détonne parmi les autres vendeurs des marchés de certains quartiers riches de la capitale. « Je n’ai pas de problèmes, je parle avec les gens et je n’ai pas peur des préjugés qu’ils peuvent avoir sur l’islam », assure t-il.
Curieusement, il doit surtout faire face aux idées reçues de certains clients maghrébins sur son miel, pourtant local et « 100% naturel ».
« Le miel est mentionné à la fois dans le Coran et mais aussi dans la Sunna pour ses multiples bienfaits pour la santé. De nombreux musulmans s’imaginent alors que c’est une denrée rare. Ils sont prêts à acheter du miel du Yémen à 80 euros les 500g. Certes, il y a de la très bonne qualité de miel là bas ainsi qu’en Libye. Mais ils n’ont jamais vu l’apiculteur, ne connaissent pas la date de la récolte. On peut trouver aussi du bon miel ici et à des prix raisonnables, alors pourquoi en acheter à l’étranger ? », s’évertue t-il à expliquer à sa clientèle à qui il fait goûter sa production.
Au marché de Belleville/Ménilmontant dans le 20e arrondissement, il est le seul à vendre du miel, parmi des étals qui s’étendent le long de trois stations de métros. Il attire donc la curiosité des passants, qui lui demandent souvent du miel de nigelle, du miel de sidr ou jujubier, considérés comme exceptionnels.
Il tente alors de convaincre que le miel d’acacia et de tilleul sont très bons eux aussi, pour soigner la toux, les migraines, ou encore lutter contre les troubles du sommeil.
Un « prêche » qui commence à porter ses fruits, avec une clientèle de plus en plus variée.
Désormais il souhaite aussi diversifier ses produits et vendre des savons, du pain d’épice, et des bonbons au miel… Prochaine étape, les marchés de Noël, où le « Rucher des Yvelines » compte bien continuer, lui et ses pots de miel, à se faire bonne réputation.