Pendant que l’aîné de deux frères français à la relation fusionnelle tente… au volant de son taxi, de survivre dans l’univers kafkaien de l’ubérisation, son cadet, brillant infirmier, choisit pour sa part d’être « vraiment utile ». Et pour ce faire, de partir exercer son talent dans les blocs opératoires … de Daech. « Sur la terre des fous et des cinglés » comme pense l’aîné, « là où pour une cigarette grillée, on te sabre la tête ». Parce que « celui qui sauve un homme » pense le cadet, « c’est comme s’il sauvait toute l’humanité ».
En 265 pages, Mahir Guven, l’auteur de « Grand frère », mène à bien une tâche aussi essentielle que rare : fort de cette « multi-proximité » avec le logiciel de ses personnages, qui fait défaut à tant de ses concurrents, il redonne à la littérature – au sens large du mot – sur le « jihadisme » tout ce dont la privent les raccourcis essentialisants de la doxa médiatique, politique et, en partie au moins, académique.
Français depuis l’âge de dix ans, Guven, de mère turque et de père kurde apatride, a grandi dans une cité nantaise. Comme ses deux héros, il a pu mesurer constamment la fragilité et les limites du rêve de l’ « intégration » à cette France d’en haut. Cette France qui a exigé qu’il abandonne la langue et la culture du rap de ses copains de galère à laquelle il choisit ici de nous initier. Peut-être est-ce là ce qui lui permet de faire subir à l’approche si bien pensante (et si mal pensée) de la « radicalisation » une « réhumanisation » et, partant, une « universalisation », très efficace. Quand on est « l’Autre » mais également « l’un », il est de fait plus difficile de tomber dans l’unilatéralisme qui ruine inéluctablement les approches les plus médiatisées.
Guven se refuse ainsi à réduire l’idéalisme de son « jihadiste » à la caricature de la mésinterprétation ou du surinvestissement de quelques sourates coraniques. Et il décrit et argumente le rejet par celui ci de son milieu national avec tant de conviction que l’on se prend souvent à le partager. Dans son écriture, les préjugés fabriqués à distance laissent ainsi place à la connaissance acquise au contact éclairant du terrain et de l’empathie avec ce petit frère certes égaré mais dont il nous précise qu’il constitue tout de même sa « plus grande leçon d’humanité ».
Car c’est bien l’humanité, dans toute sa complexité, qui se substitue ici aux raccourcis des simplifications fantasmées. En la débarrassant notamment de tous les biais véhiculés par le prisme exclusif de la variable « islamologique », Guven « universalise » une explication autrement plus convaincante que celles qui infligent à l’autre la stigmatisation sectaire qu’elles entendent lui reprocher. Il est vrai que l’auteur est solidement armé de la connaissance quasi empirique des deux bouts de la trajectoire qu’il décrit :puisque c’est le sien. il connaît d’abord le chaînon « banlieue » mieux que tant d’universitaires qui en parlent, « comme quelqu’un qui parlerait de la jungle, des lions et de la brousse sans jamais y être allé ».
C’est lui qui a dû expliquer à sa voisine irascible qui se plaignait des miaulements de son chat que celui-ci était turc et donc « mal intégré » ! Mais il n’est pas étranger non plus à l’autre extrémité de l’univers jihadiste, c’est-à-dire à l’arène élargie du conflit qui déchire cette Syrie voisine de la Turquie d’où son réfugié politique de père s’est exilé. C’est bien la conjonction si rare de ces proximités, héritées ou patiemment documentées, qui produit des résultats hors du commun trivial de la littérature dominante. « L’Islam radical » et son imam de service sont certes bien là. Mais, à leur place réelle, c’est-à-dire bien modeste par rapport à tout le reste de la machine de la stigmatisation sociale, politique et identitaire qui fabrique le terreau où pousse un « jihadiste ». Guven admet bien la part de prurit mystique de son sombre héros. Mais avec une infinie malice, il fait dire à celui-ci que – plutôt qu’à son inévitable père syrien et musulman – c’est à sa catholique de grand-mère bretonne qu’il l’a emprunté. Tout cela est diablement convaincant. Et plus encore rassurant. Bravo, donc. Et merci.
« Grand frère », de Mahir Guven (Philippe Rey, 2018)