samedi 23 novembre 2024
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L’oubli du rôle des troupes coloniales dans la controverse sur la bataille de Verdun

Comparée à d’autres, la France est sans doute le pays qui accorde le plus d’importance à l’Histoire, censée aider à l’édification d’un récit national (si ce n’est d’un roman national). La dernière polémique en date, née de l’absence de la bataille de Verdun dans les programmes scolaires de Première à compter de la prochaine rentrée, nous l’a encore démontré. Ce n’est pas la première fois que l’Histoire allume la mèche de la discorde. C’est que cette discipline irrigue d’un puissant courant l’évolution politique du pays. Il faut ainsi se rappeler qu’un historien – Alphonse de Lamartine – se porta candidat dès la première élection présidentielle de l’Histoire de France (1848). Il faut surtout se souvenir des querelles historiennes qui émaillèrent la vie politique du pays ces cent-cinquante dernières années, dont celles des trois dernières décennies sur les lois mémorielles, lesquelles sont, signe d’une profonde considération pour l’Histoire, et malgré les réserves qu’elles suscitent, une spécialité française.

Une situation de crise nationale

Il n’est donc pas surprenant que la parution dans le Bulletin Officiel des nouveaux programmes d’Histoire suscite une nouvelle agitation, cette fois sur la place accordée à cette sanglante bataille de Verdun. Mais chaque polémique se caractérise par l’unicité de ses causes. Celle-ci doit sans doute être attribuée à la situation particulière du pays, qui semble se vivre en déclin et qui, pour cette raison, se questionne. Dans cette perspective, au moins trois types de crises font que la France est considérée, à tort ou à raison, comme « l’Homme malade » de ce premier quart de siècle. Elle subit des difficultés économiques persistantes (une croissance atone, un déficit grandissant de la balance commerciale comme du budget de la Nation, et un chômage de masse irrésistible la caractérisent). Elle connait des antagonismes politiques inédits (la défiance jamais autant affichée qu’aujourd’hui vis-à-vis du personnel politique, la destruction macronienne du bipartisme traditionnel, et la montée en flèche inquiétante de l’extrême droite révolutionnent sa vie publique). Elle exprime enfin, par des voix qui animent sa scène intellectuelle, des doutes culturels (ainsi des nombreux débats qui, d’une part, alimentent régulièrement des malentendus sur la laïcité et l’islam de France, et, d’autre part, posent la question du devenir civilisationnel du pays).

C’est sur cette dernière interrogation que je souhaite intervenir ici. Dans les débats de ces derniers jours, le manque d’un pan essentiel de ce que fut la bataille de Verdun est en effet aisément identifiable. A ma connaissance, aucun commentaire politique ou médiatique n’a évoqué le rôle des troupes coloniales dans cette terrifiante mêlée (comme, plus globalement, dans la Première guerre mondiale elle-même), alors qu’il y aurait là matière à mobiliser encore plus d’esprits autour de la préservation de l’enseignement de cette bataille qui compte pour l’un des jalons de notre récit national. Comment expliquer une telle absence ?

Petit rappel historique

Marquant l’année 1916 de son emprunte, la bataille de Verdun se caractérisa, face aux coups de boutoir allemands tentant de percer le front, par une défense héroïque et sanglante d’un bout de territoire national, un saillant essentiel au dispositif logistique et industriel de l’Entente abrité à l’arrière des tranchées. Elle mit à l’honneur un certain général Pétain, sous le commandement duquel se battit un autre futur général célèbre, le colonel De Gaulle, emprisonné par les Allemands après à peine dix jours de confrontation. Elle fit rapidement son entrée dans la mémoire nationale, et ce, pour deux raisons. D’abord, parce que, dans le cadre d’un système de rotation imposé par le commandement afin de disposer de troupes fraîches prêtes à repousser les assauts ennemis, près de 70% du contingent français participa à un moment ou à un autre à cet affrontement. Ensuite, en raison du fait que seule l’armée française combattit dans le camp des Alliés, contrairement par exemple à ce qui avait cours lors de la Bataille de la Somme, laquelle fut d’ailleurs engagée par des troupes franco-britanniques pour, entre autres, soulager la pression sur Verdun.

Objet d’un acharnement durant près de dix mois entre les ennemis français et allemands, la bataille de Verdun causa la mort de presque 700 000 soldats (362 000 du côté français et 337 000 du côté allemand), démontrant définitivement la boucherie inutile provoquée par cette guerre, puisqu’à son issue en décembre 1916, aucun pouce de terrain ne fut gagné ou perdu. Parmi les « poilus » qui ont douloureusement défendu la patrie, des troupes coloniales s’illustrèrent par des faits d’armes, tels que la reprise du symbolique fort de Douaumont le 16 octobre 2016 par le 1er Régiment d’Infanterie Coloniale du Maroc, composé de tirailleurs africains et de Métropolitains. Ainsi, des troupes coloniales participèrent à cette bataille, même si, il faut le rappeler, elles le firent dans une moindre mesure que lors de la Bataille de la Somme.

Une fracture coloniale ou une concurrence mémorielle ?

L’oubli, dans le débat qui nous occupe, de la présence de ces troupes coloniales pose question. Alors que l’Empire colonial habitait de façon intense les imaginaires jusque dans les années 1960, l’indépendance algérienne, qui mit un terme, avec traumatisme, à une période qui avait duré plus de 400 ans depuis l’expédition de Jacques Cartier en Amérique du Nord, a sonné le glas de cette présence dans les esprits du peuple français. Tout se passe comme si le fait historique que constitue la colonisation, majeur en ce qui regarde ses conséquences encore visibles aujourd’hui (à l’image de la francophonie et du tableau de l’immigration qui a fait souche en France), n’a pas connu l’intégration qu’il mérite dans la psyché collective de la Nation. Mieux, les ressortissants originaires des anciennes colonies ne semblent pas concernés par cette nouvelle controverse, tout comme il n’est venu à l’idée d’aucun participant au débat de les inclure dans leurs analyses ou dénonciations. Deux séries d’arguments peuvent expliquer cette éclipse du fait colonial dans cette polémique.

Tout d’abord, les imperfections de dénomination des acteurs politiques du passé dénotent un impensé colonial, voire une fracture coloniale en reprenant les mots de l’historien Pascal Blanchard. La France, dans les deux guerres mondiales, est présentée comme un belligérant univoque, qui serait le prédécesseur non-ambivalent de la France actuelle. Or, il n’en est rien. La nation en guerre était un empire colonial, non une métropole hexagonale. Bien que ces guerres furent enclenchées, du point de vue de la IIIème République qui les a initiées, pour des raisons qui cherchaient avant tout à défendre les intérêts de la Métropole (dont faisaient partie les rivalités coloniales elles-mêmes pour ce qui concerne la Première guerre mondiale), elles mobilisèrent l’Empire tout entier. Celui-ci était ainsi appelé à fournir des hommes pour les usines d’armement et les champs de batailles, mais aussi des denrées essentielles à la bonne marche de la guerre. N’oublions pas, par ailleurs, qu’avant de penser à la reconquête de la Métropole, Charles de Gaulle, en tant que Chef de la France libre lors de la Deuxième guerre mondiale, concentra les moyens et l’action de son organisation dans les territoires de l’Empire, qu’il fallait soustraire à la domination de Vichy. C’est pourquoi il faudrait parler, dans nos manuels comme dans nos programmes, de l’Empire français quand on parle de la France durant cette époque, et non simplement de la France. Ainsi, ce n’est pas la France qui a combattu à Verdun, mais bien l’Empire français. Attribuer une dénomination autre que celle usitée par les contemporains des évènements commentés et enseignés n’est pas nouveau. L’Empire byzantin ne s’est jamais pensé autrement que comme la continuation de l’Empire romain. Plus près de nous, l’Allemagne hitlérienne se voyait en tant que Troisième Reich. Il est donc tant que s’intègre dans les esprits de nos enfants cette idée rassembleuse de l’existence d’un Empire français, acteur unique de son histoire, bien que de manière inégale selon les territoires le composant, puisque l’un, le territoire métropolitain, avait placé sous son joug violent et discriminatoire tous les autres. C’est ainsi qu’ils adhéreraient à une histoire furieusement commune.

Ensuite, dans un contexte de concurrence victimaire, nous sommes chacun assignés à une résidence d’ordre culturel. Au lieu de nous penser comme un peuple, nous nous mobilisons d’abord pour les nôtres, ceux qu’on considère comme faisant partie de notre communauté. Quelle que soit notre ethnie, qu’elle occupe une place majoritaire ou minoritaire dans le pays, la plupart d’entre nous agit comme tel. S’il y avait une raison à invoquer pour nous éclairer, devrions-nous peut-être, avec Eric Zemmour, critiquer les effets pervers de la Loi Pleven votée en 1972. Même si celle-ci fut pensée pour lutter contre le racisme et ses effets discriminatoires, ce qui en fait une disposition législative honorable, l’autorisation donnée à des associations de se constituer parties civiles quand elles souhaitent dénoncer devant les tribunaux des dérapages xénophobes ont petit à petit créé un communautarisme de la lutte antiraciste. On n’est jamais si bien servi que par soi-même, dit l’adage. Cela n’a jamais autant été vrai que dans le mouvement antiraciste que connait notre pays. Chaque communauté se sent obligée de défendre « ses parts de marché culturelles ». Le CRAN, le CCIF ou le CRIF sont des exemples d’associations se concentrant sur les dérapages subis par une communauté particulière. Nonobstant ces défauts pointés, le combat de ces associations demeure toutefois essentiel, louable et, faute de mieux, indispensable. Mais il serait opportun, pour que chaque individu se sente concerné par toute forme de racisme, et ce, quelle que soit l’ethnie visée, de réfléchir à une réforme de la lutte contre celui-ci. Cette réflexion devrait être entamée dans une logique inclusive, c’est-à-dire respectueuse de la diversité composant la Nation française, et non, n’en déplaise au même Eric Zemmour, selon une méthode assimilatrice surannée.

L’avènement d’une nation uniforme et multiculturelle ?

L’impensé colonial et la concurrence victimaire sont les deux faces d’une même pièce, celle d’une tentative, affirmée ou inconsciente selon les acteurs, d’un retour à un passé, dans lequel régnait le monoculturalisme, désormais révolu.

Au regard du développement de cet article, peu importe, finalement, si la bataille de Verdun ne figurait déjà plus, selon le Ministre de l’Education nationale, dans le précédent programme. Elle continuera, et c’est heureux, d’être enseignée. Elle sera encore partie prenante de la rédaction de notre histoire puisqu’elle défendit avec succès l’intégrité du territoire national. Sa réception par les élèves devra assimiler la présence de l’Empire (et des troupes qu’il fournit) en raison de son implication dans cette « mère des batailles ».

Etablissons pour finir que la France a besoin de voix enchaînant les roulements de tambours annonçant pompeusement, à la manière de Nietzche, l’avènement d’une nation à la fois uniforme, spécificité française, et multiculturelle, spécificité de la situation actuelle. Une nation qui communierait autour des symboles de son histoire, dont la bataille de Verdun fait incontestablement partie.

* Professionnel du voyage, Adel Taamalli publie régulièrement des textes dans le but de travailler en faveur du vivre-ensemble.

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