Suite au refus des autorités flamandes et wallonnes d’autoriser un abattage sans assommage, il sera bientôt difficile de trouver du casher ou du halal en Belgique [1]. Et après l’avis récent de la cour européenne de justice [2], il est fort probable qu’il ne sera plus autorisé de déclarer bio toutes viandes halal ou casher qui seraient issues d’un abatttage sans assommage. C’est la question du bien-être animal qui justifierait ces deux décisions. Pour certains, une saignée opérée sans « assommage préalable » serait source de douleurs inutiles pour l’animal. Une étude de l’INRA [3] regroupant plusieurs centaines de chercheurs a pourtant été produite et les conclusions scientifiques sont loin d’être aussi catégoriques.
Retour historique
Dès le XVIIIe siècle, la petite bourgeoisie des villes se plaint de l’exhibition des cadavres d’animaux et de la visibilité publique de l’abattage. En effet, celui-ci est effectué dans des tueries au centre de la ville et ce n’est qu’en 1810 que Napoléon décide finalement de les interdire (pour les bovins) dans le centre de Paris. Par la suite, tout au long du XIXe siècle, les abattoirs cacheront de plus en plus la mort des animaux de boucherie et l’abattage se fera alors dans des abattoirs municipaux situés dans les périphéries des villes. Les deux procédés alors employés sont l’assommage à coups de masse puis la saignée. C’est l’assommage qui est principalement critiqué par les vétérinaires et non pas la saignée. Ils lui reprocheront de ne pas provoquer un « étourdissement » complet au premier coup et donc de prolonger la douleur de l’animal. P. 24]
À partir de l’entre-deux-guerres, les autorités vétérinaires cherchent à humaniser l’abattage et à soulager la souffrance des animaux. L’usage de la masse qui représente un geste sauvage et brutal aux yeux du public est de plus en plus critiqué et il est pour la première fois interdite à Lyon en 1928. Dans le même temps le pistolet à tige percutante commence à être utilisé. C’est le décret de 1964 qui finalement imposera l’obligation d’un « assommage préalable » à la saignée pour tous les animaux de boucherie. Les deux techniques utilisées sont la percussion de la boîte crânienne par pistolet (bovins et chevaux) et l’électronarcose (ovins). [p. 25]
Aujourd’hui, l’industrialisation de la production ont transformé les animaux d’élevage en de véritables « machines animales » à haut rendement. La sensibilité a été occultée au nom de la rentabilité. Les organisations de protection animale dénoncent alors une industrie de la viande qui ne donne plus aucune considération à la souffrance de ces animaux. L’abattage cultuel qui est autorisé à ne pas pratiquer un « assommage préalable » à la saignée est pointé du doigt. Face à cela, l’Union Européenne multiplie les réglementations portant sur le bien-être animal. P. 11]
Mais au-delà des préjugés culturels et des avis subjectifs, les scientifiques se posent dès lors la question de comment définir et évaluer la douleur chez l’animal d’élevage.
Définir et évaluer la douleur ?
Selon les scientifiques, on ne peut parler de douleur chez tous les êtres vivants animaux (humains inclus) sans l’existence de ces trois composantes : la présence de récepteurs nociceptifs (l’aspect sensoriel), la présence d’un système nerveux suffisamment élaboré (l’aspect cognitif) et l’existence d’une « conscience » de la situation (l’aspect émotionnel). [p.72]
Le développement des connaissances sur la douleur a d’abord été marqué par des travaux qui ont démontré l’existence de récepteurs spécifiques (nocicepteurs) à la douleur. La connaissance des mécanismes neurochimiques de la douleur, l’imagerie cérébrale et les études comportementales ont ensuite permis de nouvelles avancées sur la compréhenson du processus douloureux. Mais si l’aspect sensoriel et cognitif semblent être mieux compris, la question d’une existence d’une « conscience » de la situation est plus compliquée à démontrer chez certaines espèces :
Les données des neurosciences contemporaines ne permettent pas encore de trancher les controverses sur le degré de conscience d’une sensation douloureuse pour une espèce déterminée. [p. 128]
Ainsi, d’après les connaissances scientifiques actuelles, on ne peut donc pas parler de douleur chez toutes les espèces animales. Cela constitue un point de débat dans la communauté scientifique et cette position pose un véritable problème éthique :
Certains considèrent que les poissons, les reptiles, les amphibiens et les céphalopodes bien qu’équipés de systèmes nociceptifs n’auraient pas conscience de la situation et donc ne pourraient pas ressentir de la douleur. [p. 320]
Après les divergences scientifiques sur l’existence ou non du phénomène douloureux chez certaines espèces, il se pose une seconde problématique qui est celle de l’évaluation de cette douleur. Chez l’Homme, elle est essentiellement basée sur une autoévaluation que le sujet souffrant exprime à son entourage par la parole. Chez l’animal par contre, l’évaluation de la douleur ne repose que sur l’observation humaine (hétéroévaluation). Les critères d’évaluation seront donc basés que sur une « interprétation » de comportements et d’indicateurs physiologiques qui peut apparaitre comme subjective et soumise à des préjugés culturels. Les scientifiques s’interrogent d’ailleurs sur leur capacité réelle à objectiver le phénomène douloureux :
L’interrogation spécifique sur la douleur répond à un souci d’objectiver le phénomène et de le circonscrire à une composante psychobiologique identifiable et mesurable. Toutefois, une telle approche se heurte à plusieurs difficultés. La première est le caractère encore peu développé des connaissances scientifiques sur la douleur dont la reconnaissance et la prise en charge par la médecine humaine – et a fortiori dans la médecine vétérinaire – sont récentes. La seconde tient au fait que l’animal ne parle pas et ne peut donc ni signifier ni décrire sa douleur, cette douleur ne pouvant être appréciée que par l’observateur extérieur qu’est l’homme. De cela naît un troisième obstacle lié au débat de société sur la douleur des animaux, débat qui met en jeu des composantes culturelles, éthiques, religieuses qui vont en moduler ou en exacerber la perception. [p. 6]
Dans le cas de l’abattage des animaux d’élevage par exemple, diminuer la douleur se limitera uniquement à évaluer si l’animal est bien inconscient avant la saignée. Pourtant l’Etude de l’INRA précise que :
L’abattage religieux est pratiqué sans étourdissement préalable à la mise à mort. Les animaux sont donc conscients lors de celle-ci, sans que l’on sache effectivement si cet acte est douloureux ou non. [p. 323]
Mais cette question de l’existence et de l’évaluation de la douleur se pose aussi et surtout en amont, lors de l’élevage :
Le contexte général de l’élevage industriel a favorisé la mise en place de techniques qui, de manière non intentionnelle, augmentent parfois le risque d’apparition de phénomènes douloureux. [p. 321]
En voulant réduire au maximum les coûts de production, l’industrie agro-alimentaire cherche à rentabiliser les surfaces disponibles et cela oblige les animaux à coexister sur de faibles surfaces multipliant le stress douloureux :
Les animaux ont souvent été sélectionnés sans tenir compte de leurs capacités d’adaptation, ce qui les fragilise et les rend plus sensibles à l’apparition de lésions ou de maladie sources de douleur dans certaines situations d’élevage. […] Pour résoudre des problèmes en partie liés aux contraintes de la production concernée, les éleveurs ont mis en place des pratiques qui peuvent être douloureuses comme par exemple la réduction des dents des porcelets, l’écornage des bovins, la coupe de la queue des porcelets, l’épointage du bec chez les volailles. La castration des mâles de porcins, bovins et volailles n’est pas liée à l’intensification de l’élevage mais vise d’abord à obtenir des viandes ayant les caractéristiques recherchées par les consommateurs. Elle permet également de réduire l’agressivité des animaux et d’éviter la saillie de femelles destinées à l’engraissement et non à la reproduction. [p. 321]
Un assommage avant la saignée pour prévenir la douleur ?
Malgré la difficulté à évaluer la douleur chez l’animal, « l’étourdissement » ou « l’assommage » préalable à la saignée ont étét imposé en prétextant qu’ils limiteraient la douleur. Mais derrière ces termes lisses et trompeurs (assommage, étourdissement) se cachent souvent une méthode d’abattage industrielle qui ne dit pas son nom. On parlera alors d’assommage non-réversible lorsque cette technique n’assomme plus mais tue. Pourtant, l’objectif officiel de la technique d’étourdissement sont « d’induire l’inconscience immédiatement et que celle-ci dure suffisamment longtemps pour que l’animal ne reprenne pas conscience pendant la saignée, et enfin, qu’elle ne provoque pas de douleurs. » (p. 221]
Les juifs et les musulmans dénoncent cette « assommage préalable » pour deux raisons principalement : tout d’abord ils dénoncent un assommage qui, parfois, tue et qui est en fait un abattage qui ne s’avoue pas. Ensuite, ils font remarquer que du fait des contraintes imposées par les cadences d’un abattage de masse, le phénomène douloureux serait bien plus important que prévu pour l’animal.
En fait, on peut se poser réellement la question sur les finalités de cette assommage préalable. On justifie cette pratique pour limiter la souffrance de l’animal mais, dans la pratique, elle semble surtout être une condition nécessaire pour intégrer l’abattage dans un processus industriel où les cadences ne permettent plus de gérer une bête encore consciente. De plus, nous rappelle l’étude de l’INRA, la technique est loin d’être totalement maitrisée :
L’espèce, le type de l’animal et la technique de l’étourdissement (y compris le paramétrage dans le cas de l’électronarcose) influencent le fonctionnement du cerveau. Malgré les efforts considérables qui ont donné lieu à plus d’une centaine de publications sur les effets de l’étourdissement, il reste encore énormément d’inconnus. [p. 152]
Dans son étude, l’INRA pose la question de l’efficacité de ces techniques dans le cadre des multiples contraintes du milieu industriel :
Si elles sont correctement utilisées, ces techniques permettent de provoquer l’inconscience et donc de prévenir toute possibilité de douleur pendant la mise à mort. Il s’avère cependant qu’un pourcentage important d’animaux n’est pas correctement étourdi et reste conscient après cet acte. [p. 323]
Différentes techniques sont aujourd’hui utilisées pour étourdir les animaux avant la saignée comme l’électronarcose, l’utilisation d’une tige perforante ou l’anesthésie gazeuse. La capacité de l’électronarcose à réduire la douleur n’est pas certaine selon l’étude :
Toutefois, si suite à une mauvaise application due à un mauvais paramétrage ou un mauvais contact entre les électrodes et l’animal, l’inconscience n’est pas induite, l’animal perçoit des douleurs, car le courant stimule les récepteurs nociceptifs. [p. 222]
Chez les ovins, la qualité de l’électronarcose dépend de l’état d’entretien de l’équipement, de l’emplacement des électrodes qui doivent être positionnées de part et d’autre du cerveau, et du paramétrage du système. Le positionnement automatique des électrodes se fait parfois incorrectement :
Chez les ovins il est important de choisir des électrodes adaptées, car la présence de laine, qui empêche le passage du courant, peut être à l’origine d’électronarcose manquées. [p. 222]
Chez les volailles, une électronarcose manquée a pour conséquence terrible de faire passer la bête dans l’échaudoir (déplumeuse) tout en étant vivante :
Les chocs électriques peuvent induire des mouvements d’ailes et par conséquent, la tête de l’animal peut manquer partiellement ou complètement le bain électrifié. La fréquence du phénomène est plus élevée chez les dindes, qui ont des ailes plus larges que les poulets. [p. 222]
Pour ce qui concerne le pistolet à mèche captive pénétrante ou non pénétrante, l’éfficacité de la technique est aussi questionnée ; la mèche captive induisant des lésions importantes au niveau du crâne et du cerveau. L’étude de l’INRA note que cette technique reste très douloureuse :
On constate un taux relativement élevé de non-réussite laissant penser que cette méthode peut également être une source de douleur intense. [p. 225]
L’abattage rituel sans assommage est-il plus douloureux ?
Nous avons vu que cet « assommage » ou « étourdissement » est loin de prévenir ou de limiter la douleur lors de la saignée qui s’en suit. Ces techniques posent autant de problèmes qu’elles sembleraient en résoudre. Par contre, dans un contexte d’abattage de masse où le temps est de l’argent, le fait de manipuler des bêtes qu’on supposeraient inconscientes ou insensibles à toutes douleurs est un avantage certain pour les transformer rapidement en « marchandises » rentables.
Pour ce qui est de l’éxistence d’un phénomène douloureux lors de l’abattage rituel effectué sans assommage préalable, rien de formel n’est actuellement prouvé. Lors de la saignée, la capacité à limiter la douleur chez l’animal est fonction d’aspects techniques, de la formation du sacrificateur, de la qualité de son équipement, d’aspects liés à l’animal [p. 232] mais aussi du contexte général dans lequel s’effectue l’abattage. Et sur le fait de savoir s’il est plus douloureux de pratiquer une saignée sur un animal totalement conscient, l’étude de l’INRA avoue son ignorance :
L’abattage religieux est pratiqué sans étourdissement préalable à la mise à mort. Les animaux sont donc conscients lors de celle-ci, sans que l’on sache effectivement si cet acte est douloureux ou non. [p. 323]
Finalement, lorqu’il s’agit de comparer l’impact douloureux des deux types d’abattages (conventionel ou cultuel), l’Etude scientifique de l’INRA conclut en ces termes :
À ce jour, il semble qu’il n’existe encore aucune certitude parfaite quant au procédé d’abattage le moins douloureux [avec ou sans assommage préalable] ; les convictions s’affrontent donc toujours. [p. 21]
La polémique sur le halal : Une diversion… profitable
Pour conclure, la question de la douleur pour les animaux d’élevage est une véritable question qui doivent tous nous préoccuper. Ce que toutes les études démontrent, c’est qu’il est difficile de rendre compatible les contraintes d’une agro-industrie qui met au centre la question de la rentabilité et les revendications des consommateurs et des organisations de protection animale qui voudraient que l’individualité et la sensibilité animales soient prises en compte de l’élevage jusqu’à l’abattage. C’est la véritable question de fond. Il est regrettable que la question de l’abattage cultuel sans assommage soit utilisée pour faire diversion afin de ne plus poser cette question essentielle qui doit nous conduire à remettre en question notre manière de considérer le vivant dans nos modes de production intensive et de (sur)consommation des viandes.
[1] La juridiction belge a promulgué deux décrets – le wallon du 18 mai 2017 et le flamand du 7 juillet 2017 – interdisant l’abattage d’animaux sans étourdissement. La mesure votée par le parlement de Flandres est appliquée depuis le 1er janvier 2019 et celle de la Wallonie est soumis actuellement à un recours.
[2] Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ce mardi 26 février 2019 a estimé que les viandes issues de l’abattage rituel sans étourdissement préalable ne pouvaient pas être commercialisées sous le label « Agriculture biologique » (AB). Le motif invoqué est que cette méthode de sacrifice ne respecte pas les règles du droit européen sur le bien-être animal.
[3] Pierre Le Neindre, Raphaël Guatteo, Daniel Guémené, Jean-Luc Guichet, Karine Latouche, Christine Leterrier, Olivier Levionnois, Pierre Mormède, Armelle Prunier, Alain Serrie, Jacques Servière (éditeurs), 2009. Douleurs animales : les identifier, les comprendre, les limiter chez les animaux d’élevage. Expertise scientifique collective, rapport d’expertise, INRA (France), 340 p. Le rapport d’expertise, élaboré par plusieurs dizaines d’experts scientifiques, est disponible en ligne sur le site de l’INRA.
Les éléments rassemblés dans cette expertise ont pour vocation d’éclairer la décision publique, et au-delà, d’apporter au débat un référentiel robuste pour argumenter les positions et les décisions, et d’identifier les besoins de recherche dans le domaine, afin de mieux répondre aux questions posées.