« Je m’appelle Grzegovz Dzemil Bohdanowicz. J’ai un nom polonais et un nom musulman », explique cet homme d’origine tatare. Retraité, il vient comme d’autres fidèles chaque semaine à la prière du vendredi. Il fait parti des 5 000 musulmans Tatars de Pologne, dans un pays de 38 millions d’habitants, à majorité catholique.
Assis sur un tapis du centre islamique de Varsovie, une des mosquées de la capitale, il raconte son histoire. « Je suis né à Wilno, une ville polonaise avant de devenir Vilnius en Lituanie. Avant la seconde guerre mondiale, c’était un lieu où il y avait une population musulmane importante. Une partie de ma famille vit en Biélorussie et en Lituanie, ou aux frontières de la Pologne dans le nord », commence t-il d’une voix frêle.
La présence des Tatars en Pologne, dès le 14e siècle
Les Tatars sont installés depuis des siècles en Pologne. « Les premiers Tatars sur les terres polonaises sont apparus au 14e siècle. Issus de tribus turco-mongole, ces musulmans fuyait les conflits internes de la Horde d’Or et le despotisme de l’empire ottoman », explique Marek Dziekan, professeur et chef du département du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord à l’université de Lodz en Pologne.
Grzegovz Dzemil Bohdanowicz lui, vit à Varsovie depuis cinquante ans avec ses deux enfants. Il parle avec fierté de ses racines polonaises, comme la plupart des gens de sa communauté, qui ont toujours baigné dans la culture slave. A leur arrivée, nombre de ses anciens compatriotes musulmans se sont en effet mariés avec des chrétiens. Ils bénéficiaient des mêmes privilèges que la noblesse locale et se sont engagés activement dans l’armée polonaise.
« Ils ont joué un rôle important et ont été présents à tous les tournants de l’histoire polonaise. Les Tatars avaient leurs propres unités dans l’armée. La tradition militaire « uhlan » (cavalier armé d’une lance dans les armées slaves et germaniques) en Pologne a d’ailleurs des origines tatares », souligne Marek Dziekan.
Les Tatars, mieux perçus que les autres musulmans du pays
Aujourd’hui dans une Pologne avec 99 % de catholiques, le discours antimusulmans et anti-immigration est prégnant. Le gouvernement polonais fait clairement des liens avec les attentats en Europe et alimente la peur des citoyens. Mais l’islamophobie vise davantage les Arabes que les Tatars.
« Les Tatars sont ‘nos’ musulmans. Pour cette raison ils sont mieux considérés que les musulmans venus d’ailleurs, surtout ces dernières années. Ils sont même mieux perçus que les Polonais convertis à l’islam, qui sont qualifiés de ‘traîtres’ », note le professeur spécialisé dans l’histoire de l’islam et de cette communauté.
Une position privilégiée, donc, pour les Tatars. « Nous sommes des citoyens à part entière avec les mêmes droits et on ne nous attribue pas les ‘sales boulots’ comme à d’autres musulmans », estime le Tatar, ancien chimiste et chef d’entreprise.
Textes religieux et pratiques mêlés aux traditions slaves
Mais de cette acculturation, qu’ont conservé les Tatars de leur religion et comment la pratiquent-ils ? Ces adeptes de l’islam sont sunnites, issus de l’école hanafite. Les croyances tatares comprennent certaines traditions pré-islamiques turques. Mais des traditions chrétiennes et des superstitions de la population slave locale ont également été intégrées dans la culture tatare.
« Parfois cela arrive que des Tatars boivent de l’alcool comme les chrétiens mais souvent quand les familles sont mixtes et cela reste marginal », assure Grzegovz Dzemil Bohdanowicz. C’est d’ailleurs souvent le principal reproche que les Arabes musulmans, beaucoup plus nombreux aujourd’hui sur le territoire, font aux Tatars. Le port du voile est également une pratique peu commune chez les femmes tatares.
Mais les textes religieux tatars sont aussi imprégnée par la culture slave, ce qui en fait une littérature originale. En plus des textes coraniques officiels et des interprétations traduites en polonais, les Tatars ont également écrit des ‘dalawars’ et ‘hramotkas’. Les premiers étaient des rouleaux de papier de prières, placés sous le linceul d’un défunt, tandis que les seconds étaient une sorte d’amulette censée protéger des malheurs.
La mosquée tatare de Kruszyniany, déclarée monument historique en 2012
Une influence slave qui touche également l’architecture des rares mosquées restantes du pays. A l’instar de la petite mosquée de bois de Kruszyniany (un des derniers villages tatars à la frontière est du pays) construite en 1846. Déclarée monument historique en 2012, son architecture rappelle celle des églises voisines avec ses fenêtres en ogive. « Extérieurement les mosquées tatares ne diffèrent souvent pas des églises catholiques et orthodoxes, à l’exception de leur croissant et parfois d’une étoile », ajoute Marek Dziekan.
D’ailleurs, les Tatars coopèrent de façon étroite avec l’Eglise. Depuis quelques années à été crée le Conseil Commun des Musulmans et des Catholiques, dans lequel ils sont les principaux représentants de la minorité musulmane polonaise.
« J’ai peur que nous soyons la dernière génération de Tatars en Pologne »
Pourtant, jusqu’à récemment, à l’exception de quelques spécialistes des études turques et islamiques, personne en Pologne n’était au courant de l’existence d’une telle minorité. Dans la région de Podlachie se trouvent les quelques restes des plus anciennes mosquées et des plus vieux cimetières, mais les traces des Tatares se font moins visibles. En effet, alors que jusqu’au 16e siècle ils étaient plusieurs dizaines de milliers, la population tatare en Pologne disparaît peu à peu.
« Nous n’avons pas conservé notre langue, perdue petit à petit. Malheureusement nous n’avons pas non plus un état d’origine qui pourrait nous aider à garder nos traditions. J’ai peur que nous soyons la dernière génération de Tatars en Pologne », regrette Grzegovz Dzemil Bohdanowicz.
Mais le peuple Tatar est encore présent en Europe, bien qu’il soit dispersé. On le trouve en Lituanie, en Biélorussie, en Ouzbékistan et au Kazakhstan mais surtout en Crimée. Dans la péninsule, annexée par la Russie en 2014, la communauté musulmane représente entre 12 et 15 % des habitants. Mais elle est régulièrement l’objet de persécutions par les autorités russes.
Photos : Elise Saint-Jullian, Wikipedia et capture YouTube