Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe), spécialiste des questions de sécurité européenne et internationale et de relations internationales, revient sur la situation en Syrie et sur la nouvelle donne suite à l’attaque chimique contre des civils qui a fait 87 morts mardi, dans la localité de Khan Cheikoun, localité du nord-ouest de la Syrie et qui a provoqué, en « représailles » des frappes américaines dans le pays. « En bombardant la Syrie, trois mois après son investiture, Donald Trump est devenu concrètement le président des Etats-Unis », explique-t-il.
LeMuslimPost : A un moment où Bachar el-Assad semblait être redevenu un partenaire « diplomatiquement et politiquement correct » pour lutter contre Daesh. Le leader syrien avait-il un quelconque intérêt à lancer une attaque chimique ?
Emmanuel Dupuy : Non, car il y a eu des avancées politiques importantes depuis la reprise d’Alep, en décembre dernier. Le processus d’Astana, en janvier dernier, avait réuni opposition et gouvernement, sous l’égide de la Russie, de la Turquie et de l’Iran, pour travailler ensemble et relancer le processus onusien de Genève démarré un an plus tôt, sur la base de la résolution 2254. En revanche, autour de Bachar el-Assad, certaines personnes de son entourage proche, notamment au sein de l’appareil sécuritaire, voient d’un mauvais œil la mainmise russe sur un agenda politico-militaire syrien qui semblait ces dernières semaines s’orienter vers un processus de réconciliation nationale, de retour des réfugiés syriens — certes limité, mais réel — et un processus de reconstruction (300 milliards de dollars) que la prochaine conférence des donateurs de Bruxelles devait initier. Ce sont ces derniers, à l’instar du général Mahmoud Mahalla, directeur des Renseignements militaires, qui pourraient être tentés de revenir à une ligne plus militaire ; ligne renforcée par le fait que le régime de Damas tient désormais les cinq principales villes syriennes (Damas, Lataquié, Hamah, Homs et Alep). Ne manque que Raqqa, encore entre les mains de Daesh.
De nombreux observateurs estiment que Donald Trump a agi à la hâte en lançant des missiles sur la Syrie…
Effectivement, puisque le Congrès américain n’a pas été alerté, comme l’y oblige la Constitution américaine et que la France, par la voie de l’Ambassadeur François Delattre et Nikki Haley, l’ambassadrice américaine à l’ONU, qui préside actuellement le Conseil de Sécurité des Nations Unies, réclamaient — en vain — une enquête de la part du Conseil de sécurité. Les Russes avaient opposé par trois fois leur véto quant à des sanctions contre la Syrie. Mais selon Donald Trump, l’ONU n’est pas le lieu idoine pour une résolution rapide du conflit, il a donc agi de façon unilatérale et rapide. En s’engageant en Syrie, là ou son prédécesseur, Barack Obama, n’avait osé franchir ce pas en septembre 2013, après l’attaque chimique de la Ghouta, dans la banlieue de Damas, il est devenu, cette semaine, réellement le 45e président des Etats-Unis, en acquérant sa stature de chef des Forces armées. Comme François Hollande était devenu de facto président de la France, chef des Armées en décidant courageusement d’engager militairement la France au Mali en janvier 2013.
« L’enquête sur la provenance de l’attaque chimique aurait dû prendre plusieurs mois »
Plusieurs voix dans le monde doutent de cette attaque chimique. Soyons clairs : elle est avérée ?
Bien sûr. Mais cela aurait dû prendre plus de temps pour savoir les conditions du bombardement et la responsabilité de l’attaque chimique, qui a couté la vie à 87 personnes, dont de nombreux enfants. Une telle enquête peut prendre plusieurs mois. Lors du bombardement à l’arme chimique à la Ghouta, le 21 août 2013, qui avait fait 1 400 morts, l’ONU avait mis plusieurs mois pour en connaître l’origine et avait conclu que le gaz sarin avait bien été utilisé tout en restant flou sur les origines des tirs. Dans ce cas précis, Donald Trump n’a pas attendu l’arrivée dans la semaine à venir des agents de l’Organisation pour l’Interdiction des armées chimiques (OIAC) sur place. La Syrie avait, du reste, accepté, certes sur pression de Moscou, d’adhérer à l’Organisation pour l’interdiction des armées chimiques (OIAC) ; Damas avait, du reste, accepté de démanteler son arsenal chimique.
La position américaine a-t-elle changé avec ce bombardement initié par Donald Trump ?
En agissant ainsi, les Etats-Unis entendent reprendre une place importante dans la région pour renégocier « d’égal à égal » sur le conflit syrien, comme en Irak et peut-être demain, vis-à-vis de l’Iran. Sans oublier la Corée du Nord, alors que les moyens militaires terrestres et navals américains sont en état de vigilance accrue, depuis quelques jours. Face à l’hégémonie russe, confortés par la coalition militaire qu’ils ont engagé en septembre 2015, les Etats-Unis reviennent dans le jeu, auréolés d’une stature plus intransigeante, donc en position plus favorable, notamment pour négocier le sort de Bachar el-Assad. Avec ce bombardement, les Etats-Unis ont surtout voulu montrer qu’on ne franchit pas la ligne rouge « impunément » et dire aux Russes qu’ils doivent contrôler davantage leur « encombrant » allié.
Diplomatiquement, cela a également son importance : les 11 et 12 avril prochains, le Secrétaire d’Etat américain Rex Tillerson doit se rendre à Moscou. Or, le Sénateur John McCain, chantre d’une approche néo-conservatrice et puissant président de la Commission de la défense du Congrès, à majorité républicaine, avait déclaré : « On ne va pas à Moscou en position de faiblesse. » Les Américains voulaient et veulent toujours, même dans ce climat tendu entre Washington et Moscou, un plan d’éradication de Daesh en 100 jours : ils savent qu’ils ne pourront le faire sans l‘aide ou du moins l’aval de Moscou.
Aujourd’hui, Vladimir Poutine est, sans doute, dans l’embarras, la Russie s’est retrouvée en porte-à-faux et a été obligée de soutenir la version de Bachar el-Assad. Mais il y a de plus en plus de tensions entre Russie et Syrie, notamment quant à une ligne va-t’en guerre, dont Moscou souhaiterait se départir, et ce, afin de profiter de l’arrivée d’un Donald Trump à la Maison-Blanche, jugé plus compréhensif aux fondamentaux de la politique étrangère russe.
Vladimir Poutine a accepté la décision de Donald Trump facilement ?
Quelques heures avant le bombardement des 59 missiles Tomahawk, les avions russes et syriens ont pu décoller de la base aérienne d’Al-Chaayrate. Les Russes, prévenus par les Américains, ont en effet pris la peine d’avertir les Syriens pour éviter tout incident diplomatique comme la destruction d’un avion russe ou — pire — la mort d’un soldat russe. C’est, du reste, ce que Moscou fait déjà depuis des semaines, ne s’opposant pas, par exemple, aux bombardements israéliens réguliers contre le Hezbollah et ses facilités sur les bases syriennes, quand ils ne ciblent directement une des 26 bases militaires syriennes, ne mettant ainsi pas en marche le « bouclier » anti-missile qu’il a déployé sur le sol syrien, par le biais de ses S-400 et les S-300 vendus aux Syriens.
« Bachar el-Assad redevient la personne dont il faut se débarrasser »
Cela signifie que le bombardement américain est totalement symbolique ?
59 missiles Tomahawk ont été tirés, à 600 000 dollars par unité, ce n’est pas rien. Même si certains mettent en exergue, que seuls 26 auraient atteint leurs cibles (hangars, radars, sites logistiques et quelques SU22 restés sur la base militaire visée). Les Etats-Unis ont ici dépassé la ligne rouge tracée par Barack Obama en bombardant le régime et non pas Daesh, comme ils le font avec plus ou moins d’entrain et d’efficacité depuis août 2014. C’est un coup de semonce pour dire à Bachar el-Assad : « N’allez pas plus loin ! » Cette utilisation de l’arme chimique ne passe pas alors que la Syrie avait promis de détruire tous ses stocks après avoir ratifié la Convention sur l’interdiction des armes chimiques en 2013. Malgré cela, il y a eu, depuis quatre ans une utilisation continuelle des armes chimiques en Syrie. L’OIAC en a dénombré pas moins de huit, dans un rapport diffusé en octobre 2016 !
Vladimir Poutine et Bachar el-Assad sont-ils les deux grands perdants de ce qui vient de se passer ?
Bachar el-Assad est incontestablement le grand perdant : il redevient la personne dont il faut se débarrasser, comme préalable à toute avancée diplomatique, alors que les Etats-Unis, la France et l’UE avaient sensiblement évolué sur ce point, ces dernières semaines. Pour Vladimir Poutine, ce n’est plus vraiment d’actualité, alors que la Russie était plus encline à défendre sa relation avec la Syrie, en tant que Etat (et non seulement lié à la personne de Bashar el-Assad). Il en va de l’acceptation par la Syrie de la présence permanente de ses bases aériennes (Hmeimim) et navales (Tartous), à l’aune du récent accord russo-syrien, scellé en octobre dernier. Moscou se voit désormais « obligé », avec ce qui vient de se passer, de revoir sa position, qui consiste à lâcher du lest quant à l’avenir de la Syrie avec Bachar el-Assad, tout en dénonçant, sur le plan du Droit international, ce que Moscou qualifie d’agression, et ce, afin de coller aux positions iraniennes, dont le prochain scrutin présidentiel, le 19 mai prochain, pourrait être impacté et faire le jeu des conservateurs, aux aguets pour faire chuter le président Rohani, fort de résultats mitigés depuis la signature de l’Accord sur le nucléaire iranien, le 14 juillet 2015.