Thana Faroq n’est pas photographe de guerre, comme elle tient à le préciser. Dans son travail, Every Day Yemen, pas d’images de bombardements ou de blessés. Pourtant, pendant deux ans, depuis le début de la guerre au Yémen en 2014 jusqu’en 2016, la jeune Yéménite d’une vingtaine d’années a bravé les check-points militaires et les frappes aériennes pour photographier les habitants. Pour montrer que les rues de Sanaa, la capitale, n’étaient pas vides.
Des enfants qui rient, des femmes qui font du pain, une foule qui se rassemble au souk du vieux Sanaa pendant le Ramadan, des hommes qui discutent… l’artiste a voulu se concentrer sur les petits détails de la vie, les moments de paix. Elle a aussi souhaité raconter les histoires des habitants et montrer à travers ses clichés leur humanité et leur résilience.
Née au Yémen, Thana Faroq a déménagé au Canada à dix-sept ans pour ses études et y a découvert la photographie. Elle est retournée au Yémen en 2013, devenant l’une des rares femmes photographes du pays.
En septembre 2016, elle s’est installée à Londres pour poursuivre une maîtrise en photographie, mais continue de parler de la situation au Yémen, notamment à travers son dernier projet photo accompagné de récits, sur le thème du passeport.
« Le 6 novembre, les frontières du Yémen par la terre, l’air et la mer ont été fermées, emprisonnant mon peuple sans autre choix que de rester dans le pays et de mourir lentement de la famine, du choléra et de bien d’autres choses. Peut-être que vous pouvez imaginer à quoi cela ressemble pour le Yémen d’être 98 sur la liste… », écrit-elle dans un texte, faisant référence au classement Henley & Partners de 104 pays en fonction des restrictions de visa imposées.
Il y a quelques jours, un responsable de l’ONU alertait à nouveau sur les conditions de vie au Yémen, où sévit la pire crise humanitaire au monde actuellement. 22,2 millions de personnes ont besoin d’une aide alimentaire, dont 8,4 millions souffrant de famine. Le choléra a infecté 1,1 million de personnes depuis avril 2017, selon les chiffres de l’ONU.
Une réalité tragique souvent ignorée ou passée sous silence. Mais afin que l’Occident ne détourne pas le regard du Yémen, la jeune photographe multiplie les expositions : aux Etats-Unis, au Canada, en Ecosse, en Suisse, aux Pays-Bas… Entretien.
© Thana Faroq, crédit Joanna Naples-Mitchell
LeMuslimPost : Pourquoi avez-vous décidé de photographier la vie quotidienne des Yéménites dans ce projet, plutôt que de photographier directement la guerre ? En quoi ces clichés aideront-ils à mettre en lumière cette « guerre oubliée » ?
Thana Faroq : A travers ce projet photo Every Day Yemen, je voulais montrer aux gens à quoi ressemble la vie quotidienne au Yémen. L’idée n’était pas de dire qu’ils ne sont pas affectés par la guerre ou que tout va bien. Au contraire, ces photos montrent que nous continuons à vivre et que nous devons continuer. J’ai photographié des personnes dans leurs activités, raconté des histoires de luttes, de gens qui vont au travail, des jeunes qui vont à l’école.
Il s’agissait de faire voir que les rues ne sont pas vides. Peut-être que c’était parce que j’étais dans le déni, et que j’étais sous le choc. On peut penser que je me fourvoie, mais je ne pense pas.
Nous sommes dépeints comme des gens qui ne pensent qu’à s’entretuer, et ce n’est pas du tout le cas. Je voulais présenter les Yéménites comme authentiques, gentils et spontanés. Je ne pense pas avoir dressé un portrait faussement rose d’un pays en guerre, ne serait que parce que j’ai voulu rendre visible la vie là bas et parce que je demande justement à ce qu’elle soit préservée. Mon travail au Yémen était une façon implicite de dire que non seulement les vies yéménites comptent, mais aussi de témoigner de la singularité de ces vies.
Vous avez consacré une partie de votre travail aux femmes yéménites dans « Women Like Us ». Pourquoi avez vous souhaité les mettre en avant ?
Depuis mars 2015 et jusqu’à aujourd’hui, des milliers de familles au Yémen ont fui leurs maisons, cherchant seulement un endroit sûr, un abri et une nouvelle maison. Les femmes et les enfants sont les plus touchés, en particulier les pauvres qui n’ont aucune responsabilité dans cette guerre. Ce sont eux qui portent le fardeau le plus lourd.
L’idée de raconter la vie des femmes pendant un conflit n’est pas nouvelle. Cependant, ces histoires là ne sont pas assez relatées au Yemen, dans un pays déchiré par la guerre et les conflits. Mon but est de mettre en lumière les luttes de ces femmes, de décrire leur situation et de produire non seulement des portraits surprenants, mais aussi de rapporter des histoires percutantes. C’est un projet toujours en cours, dédié aussi aux femmes qui survivent dans des campements de fortune et qui luttent chaque jour pour garder l’espoir malgré les difficultés qui les entourent. Bien que chaque femme ait subi la guerre différemment, elles partagent toutes une chose en commun: l’esprit résilient.
Quels ont été les difficultés rencontrées lors de votre travail pendant la guerre au Yémen ? Le fait d’être une femme photographe au Yémen complique t-il la tâche ?
Tout photographe rencontre des difficultés liées à ses sujets, aux shooting, à l’accessibilité aux lieux etc. Au Yémen, je me considère comme une photographe avec un double défi. Car en plus de tout cela, je devais aussi m’inquiéter pour ma sécurité.
En tant que femme, parcourir les rues avec un appareil photo m’a souvent mis dans une zone d’inconfort. Au Yémen la société est très conservatrice. Je demandais donc parfois à un membre de ma famille de m’accompagner lors de shooting photos, craignant d’être harcelée ou agressée. Cette peur s’est accentuée quand j’ai commencé mon projet photo sur la vie des femmes au Yémen durant le conflit. Mon travail exigeait beaucoup de voyages à l’intérieur du pays pour recueillir des histoires et, comme la situation sécuritaire était fragile, je savais que ma vie de femme photographe serait encore plus difficile.
Vous avez quitté le Yémen il y a deux ans. Comment continuez-vous à alerter sur le sort de vos compatriotes ?
Chaque chose que je fais dans mon travail artistique est le reflet de mes expériences et de mon parcours. Je souhaite rendre visible l’invisible dans mon pays et raconter des histoires inédites. La photographie me permet aussi de m’exprimer de façon personnelle sur ce conflit cauchemardesque au Yémen. Dans un de mes projets, par exemple, « Dans la mémoire des fenêtres brisées », j’explore cette tension entre le calme de mon présent, de ma vie en Europe et la violence de mes souvenirs. Dans ce livre, je juxtapose des images de fenêtres à Londres où j’ai vécu, avec des extraits de mon journal décrivant les bombardements.
Comment le public reçoit-il votre travail en Europe ?
En général, je perçois beaucoup d’ouverture et de curiosité pour le travail que je fais. Je suis fière qu’il permette de lutter contre les stéréotypes et sensibilise les gens.
Vous travaillez sur un projet photo sur le thème du passeport. Quels messages souhaitez-vous transmettre ?
C’est un projet de livre photo en cours de réalisation, qui raconte les expériences d’individus dont le chemin a pu être entravé à cause de leurs passeports. Il s’agit de personnes qui sont interdites d’entrer dans certains pays, de demandeurs d’asile, d’apatrides qui traversent la mer et parcourent des kilomètres à la recherche d’un passeport qui leur permettra d’obtenir une vie qui plus de valeur. Il s’agit de moi et de tous ceux qui n’ont pas eu la chance de naître à l’intérieur des « bonnes frontières ». Ce projet a pour but de montrer visuellement la lutte des peuples pour quitter les pays confrontés à la guerre, à la violence, aux agressions quotidiennes.
Vous écrivez que le passeport « devient l’outil d’un système qui permet et perpétue le racisme ». Pourquoi?
Le passeport devrait nous accorder une dignité, mais il apporte souvent des humiliations, de la misère, surtout aux individus qui sont nés « aux mauvais endroits ».
Est-ce l’interdiction des ressortissants de pays musulmans aux Etats-Unis, dont le Yémen, qui vous a inspiré dans votre travail sur le passeport ?
Ce n’est pas une influence directe, mais c’est certainement l’une des causes. Dans ce contexte, le passeport devient en effet l’outil d’un système qui engendre du racisme.