L'étude "La France, tu l’aimes mais tu la quittes" réalisée par trois chercheurs français, décrit une diaspora majoritairement éduquée et musulmane qui a choisi de s'installer au Canada, au Royaume-Uni ou à Dubaï pour échapper aux discriminations qu'elle subit en France. Interview.
Au cours d’une période s’étalant de 2011 à 2023, trois chercheurs en université, Olivier Esteves, Alice Picard et Julien Talpin, ont mené une série d’entretiens avec 1 070 personnes après avoir lancé un appel à témoignages sur le site Mediapart. Suite à ces entretiens, ils ont mené des entrevues approfondies avec 139 participants. Leur constat est clair : les Français de confession musulmane, qu’ils pratiquent leur religion ou non, font face à des difficultés pour trouver leur place en France malgré leurs parcours universitaires accomplis (54 % des participants ont un diplôme de niveau Bac +5). Les personnes interrogées ont révélé être victimes de discriminations basées sur leur nom, leur apparence ou leur religion ainsi que de microagressions. Certaines ont même choisi de partir en exil face à une « islamophobie » insupportable exacerbée par les attentats de 2015 et par le discours anti-musulman véhiculé par certains politiciens. En effet
Quelles sont les raisons pour lesquelles les personnes interrogées ont choisi de quitter la France ?
Est-ce qu’elles se sentent toujours françaises ?
Selon Olivier Esteves, de nombreuses personnes interviewées ont déclaré avoir subi de la discrimination et de la marginalisation dès leur enfance en raison de leur parcours scolaire. Cela a affecté leur sentiment d’appartenance à la nation française. Cependant, malgré ces expériences négatives, le sentiment d’être français reste fort chez les expatriés. Ce qui est paradoxal, c’est qu’ils ressentent beaucoup de douleur et que le manque de leur famille est un poids émotionnel important. Pourtant, la grande majorité ne souhaite pas retourner en France. Cela montre une réelle fuite des cerveaux car ces personnes ne prévoient pas de revenir dans leur pays d’origine, ce qui rend difficile l’utilisation du terme « expatriation » qui suppose un retour.
La méritocratie à la française est-elle un échec ?
Bien que cela puisse être vrai, ce n’est pas seulement un débat en France. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, où les systèmes éducatifs et sociaux sont très différents, ce sujet suscite également des discussions. En France, la méritocratie est influencée non seulement par les discriminations ethniques et religieuses, mais aussi par l’organisation du système scolaire. De la maternelle à l’enseignement supérieur, il existe une division entre les écoles publiques sous-financées et les établissements privés. Et même si l’on considère les classes préparatoires et les grandes écoles, elles restent majoritairement des lieux de socialisation pour la bourgeoisie blanche.
Il y a des débats en France autour du terme « islamophobie ».
Pourquoi optent-ils principalement pour le Canada ou le Royaume-Uni?
Depuis le milieu des années 1960, le Royaume-Uni a mis en place des politiques pour lutter contre les discriminations, principalement à l’égard des immigrants postcoloniaux. Contrairement à certains autres pays européens qui ont été envahis ou ont collaboré avec les Nazis et sont donc obsédés par la question de l’antisémitisme, le Royaume-Uni adopte une approche plus empirique et pragmatique. Au Canada, une politique de multiculturalisme a été mise en place en 1968, principalement destinée à la classe moyenne. En d’autres termes, si vous avez des qualifications élevées, vous êtes bienvenu au Canada. L’exclusion n’est pas basée sur des critères ethniques, religieux ou raciaux, mais plutôt sociaux. Il est également important de noter que le multiculturalisme canadien ne prend pas en compte les peuples autochtones.
Comment réagissez-vous aux critiques de ceux qui remettent en question votre méthode et la pertinence de votre étude ?
Argumenter sur le fait que cela puisse être mesuré est problématique. Le manque de données religieuses ou ethniques collectées lors du recensement français n’est pas de notre ressort. Bien sûr, il y a un biais de sélection inhérent à notre étude, mais c’est le cas de nombreuses études quantitatives. Nous en sommes conscients. Je pense que nos critiques ne prennent pas en compte l’aspect novateur de cette étude. Cela n’a jamais été fait auparavant en France. Je serais absolument ravi qu’une publication ou une étude plus approfondie, ambitieuse et mieux financée voie le jour dans deux ans.