Membre de l’ICAN, campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, prix Nobel de la Paix 2017, l’Obsarm est une mine d’informations sur le secteur de l’armement. Tony Fortin est chargé d’études au sein de cet Observatoire des armements et mène des recherches sur les ventes d’armes françaises. Dans OrientXXI, il décrit Abu Dhabi comme le « centre commercial mondial de l’armement » mais également comme un haut-lieu de l’armement français qui pourrait permettre à notre industrie de développer ses marchés avec les dictatures africaines. Entretien.
« Notre industrie est entièrement calibrée pour répondre aux désidératas des pays du Golfe »
LeMuslimPost : En 2017, la France a vendu pour 227 millions d’euros d’armement aux Emirats arabes unis. Est-ce un chiffre important ?
Tony Fortin : Oui, c’est beaucoup. Abu Dhabi fait figure de symbole : quand les EAU achètent des armes, tous les autres pays du Golfe suivent le mouvement. La France fabrique du matériel adapté à ces pays, comme le Crotale Mk3. Il y a une interdépendance entre la France et les pays du Golfe. Notre industrie est entièrement calibrée pour répondre aux désidératas de ces Etats. La France a également co-construit le système de défense des Emirats arabes unis et il y a également un rapprochement en termes de renseignements. Les Emirats arabes unis achètent du matériel français en échange d’un transfert de technologies.
Mais en réalité, ce chiffre ne prend pas en compte une autre réalité : plusieurs sociétés françaises sont présentes directement à Abu Dhabi…
Cinq industries françaises sont implantées à Abu Dhabi via l’implantation de filiales locales ou des joint-ventures : Airbus, Safran, Thales, Dassault et les CMN (Constructions Mécaniques de Normandie). Le problème est qu’il n’y a aucune transparence concernant ces sociétés françaises aux Emirats. Abu Dhabi est devenu pour la France une base industrielle avancée de l’armement qui échappe aux règlementations internationales. La France refuse d’ailleurs le moindre contrôle de ses sociétés sur place.
« Un pan de notre politique internationale échappe au débat national et à toute transparence »
Concrètement, cette présence directe aux Emirats permet à la France de passer outre les traités internationaux ?
Concernant les traités internationaux, on a peu de visibilité, la France viole déjà beaucoup de traités. Elle vend à la moitié des pays sous embargo. La France est surtout à Abu Dhabi pour conquérir d’autres marchés. On a, là, tout un pan de notre politique internationale qui échappe au débat national et à toute transparence.
La ministre des armées a assuré il y a quelques jours que les armes françaises n’étaient pas utilisées contre les civils au Yémen. Dit-elle vrai ?
Pour le moment, il y a des indices sur l’utilisation d’armes contre des civiles. On dénombre au moins seize références d’armes françaises au Yémen. C’est assez simple à déterminer… Par exemple, la marine saoudienne utilise des frégates françaises qui sont impliquées dans la guerre au Yémen. Il y a aussi les chars Leclerc utilisés par les EAU. Sans oublier les obus pour les canons Caesar. Au Yémen, on assiste à une guerre de blindés légers. Or la France en a fourni un certain nombre de même que des missiles anti-char et anti-aérien installés sur les véhicules émiratis. L’utilisation d’armement français est évidente.
« La France se créé de nouveaux marchés d’armement »
Le matériel français, comme au Yémen, peut-il être utilisé contre d’autres populations civiles ?
Le matériel que l’on produit avec Abu Dhabi peut se retrouver sur le terrain, que ce soit en Libye, en Erythrée, dans le Puntland, au Somaliland ou dans le golfe de Guinée. Les EAU sont dans une politique de gestion sécuritaire des ports. Abu Dhabi veut devenir un hub logistique du fret maritime. Les Emirats sont partis à la quête de terres rares. On peut s’attendre à des créations de guerres et de chaos comme c’est le cas au Yémen, où ils forment des milices responsables d’exactions. Or, la France risque d’être liée à cette politique, ce qui l’arrange à partir du moment où elle perd de l’influence en Afrique. Grâce aux Emirats arabes unis mais aussi à l’Arabie saoudite, qui finance le G5 Sahel, la France se créé ainsi de nouveaux marchés d’armement.