Des joueurs, des supporters et même des officiels du Qatar ont profité de la compétition pour afficher leur solidarité pour la cause palestinienne, qui fait toujours consensus dans le monde arabe.
Le temps d’un Mondial, la Palestine s’est rappelée au monde. Des travées aux pelouses, les drapeaux et symboles palestiniens ont fleuri au cours de la première Coupe du Monde de football organisée dans un pays arabe.
Il est vrai que le soutien à la Palestine est une ligne politique assumée par le Qatar et que cette cause fait largement consensus au sein des sociétés arabes et, spécialement, dans les stades de nombreux pays de la région, même hors période de Coupe du Monde…
Un soir de 2019, dans la « curva » sud du stade Mohammed V, à Casablanca, le groupe d’ultras du Raja de Casablanca déploie un tifo. Sur la toile, le dessin d’un enfant de dos, Handala. Handala, une figure majeure de la culture palestinienne depuis 50 ans.
Ce petit personnage devenu, en 50 ans d’existence, une figure majeure de la culture palestinienne, est l’œuvre du dessinateur palestinien Naji Al-Ali (1937-1987). Après avoir fui, en 1948, la Palestine pour le camp d’Aïn Al-Helwe, en périphérie de Saïda, ville côtière au sud du Liban, il acquiert ses galons de caricaturiste dans la presse du Koweït, où il s’installe en 1963.
C’est dans les pages d’un journal publié dans cet émirat qu’Handala voit le jour, en 1969. L’enfant représente le caricaturiste palestinien fuyant sa terre natale à l’âge de dix ans. Il se retrouve alors sans territoire, sans appui. Handala deviendra, au cours des décennies suivantes, l’un des emblèmes de la cause palestinienne, qui unit au-delà des frontières, du Machrek au Maghreb.
L’enfant apatride surgit en ce jour de 2019 des tribunes bouillonnantes de Casablanca, encadré par une phrase qui prolonge le tifo, « Hatta al-nasr » – « jusqu’à la victoire ». Les ultras d’Afrique du Nord sont coutumiers du fait et notamment ceux des verts et blancs du Raja. Ce même soir de 2019, les ultras du Raja entonnent la chanson « rajaoui falestiniy » – « rajaoui palestinien ».
Thermomètre social
Du Maroc à l’Irak, ces groupes de supporters font office de thermomètre social. Du tifo aux chants, pour ces groupes, la cause palestinienne apparaît comme un prolongement de l’esprit contestataire qui structure la tribune et souvent, s’oppose aux régimes en place.
La tendance au rapprochement entre Rabat et Tel-Aviv n’est pas pour rien dans cette manifestation de soutien à la Palestine. À l’instar du film égyptien Une ambassade dans l’immeuble, où le personnage joué par l’acteur star Adel Imam est horrifié, à son retour des Émirats arabes unis, de constater que l’ambassade d’Israël est désormais voisine de son appartement, le stade est le reflet du décalage qui subsiste entre les salons du pouvoir et l’état d’esprit qui règne au sein des sociétés arabes.
Autre exemple : en Égypte, les matchs de la sélection de football sont régulièrement marqués par des chants en soutien à la Palestine, réfutant les accords de Camp David signés, en 1978, par Le Caire et Tel-Aviv.
Des joueurs arabes sur le même credo
De la jeunesse des tribunes à celle de la pelouse, l’état d’esprit reste le même. Ainsi de la star marocaine Achraf Hakimi. En mai 2021, le défenseur des Lions de l’Atlas signale sur Twitter son soutien à la Palestine, ce qui lui vaudra d’être sifflé quand il jouera avec le PSG à Tel-Aviv dans le cadre du trophée des Champions, en août 2021 puis en juillet 2022. Ce cas est loin d’être isolé : la cause palestinienne demeure prégnante dans les rangs des équipes de la région et chez de nombreux joueurs.
Il n’est pas rare que des célébrations de but mettent en scène la violence subie par la population palestinienne. Au Caire, Mustafa Mohammed célèbre son but avec la sélection « Espoirs » en plaçant sa main sur son œil, ce 19 novembre 2019. Le jeune buteur égyptien rend ainsi hommage au photographe palestinien Moaz Amaraneh, éborgné par un tir de l’armée israélienne.
Originaires de la région ou de la diaspora, les joueurs apparaissent eux-mêmes comme un prolongement de cette cause qui unit au-delà des frontières. Malgré la posture stratégique de plusieurs chancelleries du monde arabe, qui se rapprochent d’Israël – ce qui se manifeste notamment par la signature en 2020 des Accords d’Abraham entre Israël, d’une part, et les Émirats arabes unis, Bahreïn de l’autre, rejoints ensuite par le Maroc et le Soudan, la cause palestinienne continue de mobiliser.
Une zone fait cependant exception : celle, précisément, où vient de se dérouler la Coupe du Monde.
Loin de la Coupe du Monde, une cause palestinienne absente des stades du Golfe
Cette Coupe du Monde 2022 fait la part belle à la cause palestinienne ; pourtant, au Qatar, en temps normal, loin de ces lumières, cette lutte reste absente de ses travées.
Rien d’étonnant, dans un émirat où le domaine sportif est construit par le pouvoir comme un espace apolitique et où le supportérisme épouse les formes du consumérisme. Et il n’y a pas qu’au Qatar que cette lutte demeure peu visible dans les tribunes : cet apolitisme règne sur l’ensemble des stades de la région.
Or, il faut rappeler le rôle des Palestiniens, qui ont été des acteurs moteurs dans l’essor du sport et en particulier du football dans la péninsule arabique. Pour prendre le cas du Koweït, terre d’exil du caricaturiste Naji Al-Ali, la bourgeoisie palestinienne a eu un rôle déterminant dans la structuration du mouvement sportif de l’émirat. Parmi les professeurs qui composent ses rangs, nombreux sont ceux qui pratiquent le football. Entre la centralité du Koweït pour l’immigration palestinienne et les voyages d’études de jeunes koweïtiens au Caire, de multiples idées se diffusent et infusent le milieu sportif koweïtien.
Al-Arabi l’un des deux grands clubs du pays est le fruit de cet élan. Il est fondé dans les années 1950 sous le nom d’Al-Ourouba – l’arabisme. À cette période, le nationalisme arabe et notamment la cause palestinienne sont à l’origine de la création de ce club. Et dès les années 1950, de nombreux clubs essaiment dans l’ensemble de la région sous ce même nom, avec cette même essence. Certains de leurs joueurs repartent d’ailleurs parfois au Proche-Orient, pour prendre part au combat contre l’État d’Israël dans les rangs des « fedayin ».
Ferme dans sa posture face à Israël, le Koweït reste toutefois une exception sur la scène golfienne en matière de rapport de son monde footballistique à la question palestinienne. En effet, le club d’Al-Arabi n’a pas oublié ses racines et il n’est pas rare de voir ses joueurs arborer des symboles en hommage à la Palestine.
En revanche, dans les autres pays du Golfe les autorités cherchent à éviter toute revendication politique dans leurs stades, y compris les pro-palestiniennes.
Quand Doha brandit la cause palestinienne
Objet stratégique pour Doha, la Coupe du monde aura notamment été un relais de sa ligne politique régionale. L’émirat s’appuie sur la résonance d’un tel événement pour communiquer et recentrer la question palestinienne sur l’échiquier mondial durant un mois de compétition.
L’afflux de supporters de l’ensemble de la région, ainsi que la présence de centaines de milliers de personnes appartenant à cette aire géographique et habitant les pays de la péninsule arabique ont rejailli sur l’atmosphère du Mondial. Par cette politisation sélective – d’autres symboles, comme le fameux brassard One Love, ou encore des messages de soutien au mouvement de contestation en Iran, ont été interdits au nom de l’apolitisme officiel de l’événement – le Qatar laisse s’exprimer un sujet de popularité transnational au sein d’un ensemble culturel dans lequel il s’inscrit et met ainsi en scène son orientation politique.
À travers l’usage de ce code fédérateur, il se positionne du côté des sociétés arabes et orchestre une nouvelle fois l’organisation de cette compétition comme « la Coupe du monde pour tous les Arabes ». La Coupe du Monde est construite par le Qatar comme un objet de séduction, il cherche véritablement à renforcer sa popularité auprès des sociétés arabes. Mettant la FIFA face au fait accompli de la géopolitique, loin de l’apolitisme prôné par l’institution du football mondial, le Qatar se sera placé, pendant un mois, au centre du monde arabe, cherchant toujours à renforcer sa position de « leader en douceur ».
Raphaël Le Magoariec est chercheur doctorant en géopolitique, spécialiste des sociétés de la péninsule Arabique et du sport, CITERES-EMAM, Université de Tours.