LeMuslimPost : Dans le titre « Raison sociale », tu dis : « 2017, ce sera la guerre. » Tu es bien pessimiste…
Médine : J’annonce ça un peu comme une prophétie, mais sans le souhaiter. C’est plus un constat de ce que je diagnostique quand je regarde le tournant que prennent les discours politiques. Ce sur quoi on se bagarre politiquement dans les arguments, c’est surtout sur des questions de valeur, et les questions de valeurs exacerbent les communautés. Je crains que cela devienne une question centrale dans l’élection présidentielle et que, au final, ça amène la violence dans les rues. C’est ce que je diagnostique quand j’entends parler les politiciens la plupart du temps, quand je vois que les médias ne s’expriment pas avec un frein à main et préfèrent être les premiers à avoir tort que les seconds à avoir raison, ne prennent aucune précaution et préfèrent jeter de l’huile sur le feu. Ce que je diagnostique en tant que jeune de quartier issu de l’immigration, c’est malheureusement un conflit qui va peut-être déborder dans les rues.
« Les médias préfèrent être les premiers à avoir tort que les seconds à avoir raison. »
Tu penses que nous avons, là-dedans, notre part de responsabilité ?
Plus qu’une part de responsabilité, nous sommes devenus les épouvantails animés de ces discours politiques. Au lieu d’être dans une posture de transgresser les images et les représentations qu’on a de la communauté musulmane, on essaie parfois de répondre frontalement à des agressions. Par exemple, quand on vous envoie au visage que votre pratique est barbare, archaïque et qu’elle oppresse les femmes, nous, plutôt que de répondre en réaction totalement linéaire avec des arguments de texte, en essayant de prouver le contraire, je préfèrerais faire des actions de terrain, tisser des liens avec d’autres communautés. Ces discours qui nous accusent sont minoritaires mais font beaucoup de bruit. Ce sont souvent les petits chiens qui font le plus de bruit. Pour moi, ce que pensent un certain nombre de médias et de politiques ne reflète pas ce que pensent les gens sur le terrain. Les gens finissent peut-être à le penser par procuration ou par peur, mais au final, ils n’ont aucun moyen de corroborer ce qu’on leur donne comme information. Je préfère justement anticiper cette corroboration en étant dans la transgression. J’ai cessé d’essayer de convaincre les politiques qui s’accaparent certains sujets pour exciter un certain électorat. De toute façon, c’est une rhétorique qui existe depuis longtemps et qui continuera d’exister, je préfère convaincre ceux avec qui je vis au quotidien.
La solution peut donc passer par le tissu associatif ?
Effectivement, je suis président d’une association de boxe, mon père et mon frère sont les entraîneurs, on a une double championne de France dans deux catégories différentes, c’est ça ma façon de transgresser et de m’ancrer. Plutôt que de dire : « Regardez-nous, les musulmans, nous n’oppressons pas les femmes », je préfère dire : « Regardez, je suis musulman issu de l’immigration et des quartiers et je suis dans le coin d’une jeune femme qui se bat pour la France. » C’est une façon de répondre à toutes ces accusations, ça vaut mille discours.
Dans « Porteur saint », tu fais une critique acerbe de la façon dont les religions sont manipulées, aussi bien par les politiques que par les idéologues.
Ce son s’adresse à ceux qui ont une pratique de la religion au quotidien mais qui n’arrivent pas à se retrouver dans les pratiques d’autres religions, à ceux qui n’arrivent plus à retrouver l’essentiel de leur foi, l’expérience de la foi qui t’amène à un idéal. Ce morceau s’adresse aux déçus de la religion. Beaucoup partagent cet avis, en témoignent les nombreuses réactions autour de ce titre. C’est un morceau qui essaie de faire le tri entre les attitudes humaines vis-à-vis des textes sacrés. Il y a des phrases très claires et très explicites : « La foi, une histoire vraie racontée par des menteurs. » Ça fait vingt ans que je suis « religieux », j’ai fréquenté beaucoup de courants, j’ai rencontré beaucoup de religieux de tous types, plus au moins exigeants dans leur pratique.
« Ce sont souvent les petits chiens qui font le plus de bruit »
Dans ton album, tu consacres une place importante à la femme. Un beau pied de nez à ceux qui estiment qu’on ne peut pas être musulman et respecter les femmes…
Je n’ai aucune leçon à recevoir de l’Assemblée nationale ou des médias qui ne respectent à aucun moment la parité. On est dans une société patriarcale qui tente d’installer une parité tant bien que mal mais qui, en parallèle, continue d’exercer une oppression sur les femmes liée à l’emploi, au logement, aux mentalités. Il faut arrêter de vouloir faire croire que les maux du monde entier concernant la femme viennent de la banlieue ou de l’Islam. Dans mon esprit, l’incarnation de la femme, ce n’est pas une femme au foyer, je n’ai pas ces critères que la société nous impose à travers les iconographies ou la publicité. J’ai réussi à faire cet effort de me défaire de toutes ces représentations de la femme pour lui redonner sa véritable place, elle n’a pas à être simplement une épouse, une fille ou une cousine de… Ça fait combien d’années qu’on entend dire que la femme doit être mieux payée ? Mais il n’y a jamais aucun levier politique qui permette de réformer cette situation-là, ce qui nous montre que, quelque part, les politiques n’en ont rien à cirer. C’est juste une posture électoraliste.
Tu dénonces le massacre des Rohingyas en Birmanie. Tu es l’un des seuls à parler de ce sujet dans le milieu de la culture…
Depuis que je sors des albums, il y a toujours des sujets sous-médiatisés qui m’intéressent, ceux dont personne ne parle, ceux qui ont des enjeux géopolitiques si puissants qu’il n’y a aucune voix qui s’élève sur le sujet. Et moi, c’est mon rôle en tant qu’artiste, mettre le doigt sur des sujets comme ceux-là. Bien sûr, ça reste du rap, mais je suis de ceux qui pensent que les mentalités changent grâce à la culture et qu’on peut même faire pression a l’échelle des réseaux, on peut arriver à faire pression sur des gouvernements, comme cela a été le cas pour les affaires Théo et Adama. Il y a eu un soulèvement du monde artistique, qui s’est fédéré autour d’une cause et l’affaire a été réexaminée, ça fait en quelque sorte avancer les choses. Avec le morceau sur les Rohingyas je veux commencer à sensibiliser. OK, personne ne se saisit du sujet pour l’instant, mais c’est l’occasion de le faire. Avant moi il y a eu Nekfeu, qui a relayé l’altitude des autorités du Bangladesh vis-à-vis de Moussa.
Tu as sorti, avec Pascal Boniface, un livre : « Don’t panik : N’ayez pas peur ! » C’était quoi, l’idée ?
L’idée était d’installer un dialogue avec quelqu’un qui vient d’une autre région que moi, d’une autre génération, d’univers professionnel différent, pour montrer que le dialogue était encore possible et qu’il ne fallait pas en avoir peur. Bien souvent, lorsque l’on rentre dans des confrontations et qu’on a des aprioris les uns sur les autres, c’est parce que l’on a refusé le dialogue. Ce bouquin, il avait pour objectif d’envoyer ce message : N’ayons pas peur du dialogue, la possibilité de discuter existe encore.
Comment as-tu évolué depuis la sortie de ce livre ?
Personnellement j’ai beaucoup évolué. Ma vision a évolué, le contexte aussi. Il a certainement régressé mais le but n’est pas de dire nous avions raison. Depuis « Don’t panik », je me suis davantage engagé localement, je m’intéresse davantage à la culture et au sport de ma localité du Havre et de la Normandie. J’ai aussi beaucoup évolué spirituellement, j’étais plutôt dans la réaction. Aujourd’hui, je n’ai plus envie d’écouter les critiques mais plutôt d’agir concrètement sur les sujets qui sont les cibles de reproches pour la communauté musulmane ou les jeunes de quartier. Mais on est le fils de notre contexte, et comme le contexte change beaucoup, à un moment donné, il va falloir qu’on s’arrête et qu’on regarde.
« Il y a autant de laïcités qu’il y a de courants politiques »
En 2015, tu avais sorti « Don’t Laïk. » Ce thème de la laïcité aujourd’hui, c’est un des principaux enjeux du débat politique.
Je pense que les gens ne cherchent même plus à savoir ce qu’est la laïcité, ce qu’elle a été, il y a autant de laïcités qu’il y a de courants politiques, tout le monde se l’accapare et tente de lui faire dire des choses qu’elle n’a jamais dites ou qu’elle n’a pas vocation à dire. Au final les gens s’en désintéressent, moi le premier, c’est comme un vieil idéal qui devient une légende. Et à cette légende, on lui fait dire tout ce qu’on veut, je le vis un peu de cette façon-là. Je sais que ça a existé, je sais que c’était positif pour notre société. Maintenant, dans la réalité, j’ai du mal à voir son exercice au quotidien, je l’entends souvent exprimée dans la bouche de mauvais messagers. Disons pour résumé que la laïcité est un bon message mais qu’elle a de mauvais messagers.
Tu lis les médias alternatifs comme Le Bondy Blog, qui vient de sortir une très bonne contre-enquête sur les cafés de Sevran ?
Ce genre de journal devrait être remboursé par la Sécu, c’est salvateur, ça permet de faire des contre-enquêtes. Les médias alternatifs doivent permettre de mieux comprendre les médias généralistes, un peu comme un décodeur Canal+. J’ai l’impression de voir les médias de manière brouillée. Je vais te donner une anecdote : j’ai été victime de calomnie de la part du Canard enchaîné, dans une petite brève dissimulée dans les dernières pages. J’ai des amis qui y sont abonnés et qui ont découvert que j’étais une espèce de radical, que, avec ma musique, j’étais quelqu’un qui prônait des discours radicaux. Des amis qui vivent en-dehors des quartiers m’ont dit : « Ça ne te ressemble pas, faut les inviter pour qu’ils constatent sur le terrain. » On a décidé de contacter la journaliste qui avait écrit ça, qui nous a répondu qu’elle viendrait avec plaisir dans les quartiers du Havre et que, effectivement, on peut se tromper… Elle n’est jamais venue, cette journaliste, alors qu’on l’a relancée à plusieurs reprises. La grande différence entre ces médias, c’est le terrain. J’ai amené Le Bondy Blog au Havre, ils ont constaté par eux-mêmes, ils ont passé une demi-journée avec nous et ça, les journalistes ne le font pas, ils préfèrent te la faire à la Bernard de La Villardière : un coup de fil à un référent qui t’envoie vers un autre référent et ils pensent que ce référent-là représente une quelconque population du quartier. Mais en réalité, il ne représente rien du tout. La plupart des médias traditionnels ont le syndrome de La Villardière. Le terrain, c’est le zoo de Thoiry pour eux, ils le visitent en véhicule, de loin.
« La plupart des médias traditionnels ont le syndrome de La Villardière »
Comme dans le Canard Enchaîné, les médias renvoient généralement une image de toi différente de la réalité ?
Je crois qu’il y a des médias qui ne sont plus des médias objectifs. Ils prêchent un discours, une idée de la France qu’ils ont et, pour corroborer cette idée, ils tentent de trouver des exemples qui viennent alimenter ce discours-là. Sauf qu’avec moi, ils sont mal barrés, je joue avec ces représentations et ces iconographies depuis dix ans. Donc quand tu penses que je suis celui que tu prétends que je suis, au final, il y a tout un discours derrière qui est utile dans les circuits scolaires, il y a une implication associative sur le terrain, une implication politique, une volonté de reformer les conditions de vie des jeunes de quartiers donc, en fait, tu n’es ni plus ni moins tombé dans le piège que je t’ai tendu. Donc quand j’ai des réactions négatives vis-à-vis d’un piège que j’ai tendu, cela veut dire qu’il a fonctionné pour débusquer des gens qui ne sont pas objectifs et qui sont dans une logique de faire du média politiquement engagé et de répondre aux exigences de partis politiques ou de grands groupes . La provocation ne sert qu’à débusquer des gens qui sont de moins en moins objectifs et à provoquer un débat. En vérité, c’est un trophée d’avoir des médias généralistes qui sont parfois hostiles à ce que tu peux représenter, car nous sommes iconoclastes. Je ne suis pas le rappeur méchant et barbu qui prône l’anti-France, c’est totalement le contraire. Et quand tu as cette déduction-là, c’est que clairement tu t’es fait l’économie de faire ton travail de journaliste.
Cette « francité », comment elle s’illustre chez toi ?
Moi j’ai choisi la culture pour m’ancrer dans ce pays où je suis né et mes enfants aussi. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai appelé mon album « Prose élite », c’est comme ça que je me sens français, à travers Victor Hugo, Verlaine, Apollinaire, Maupassant, à travers les auteurs français. C’est comme ça que j’arrive à me raccorder, à travers la langue française. Je n’arrive pas à me raccorder à travers un drapeau, un hymne national ou de prétendues valeurs qui ne sont bonnes qu’à orner les frontons des bâtiments municipaux. J’ai bricolé ma petite méthode à moi pour me sentir enraciné en France, c’est la langue française. Il y a une richesse, une possibilité de s’épanouir et de s’émanciper à travers les mots et la culture française.