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Valentine Zuber : « La laïcité, un principe de liberté et de non-discrimination »

On en entend parler quasiment tous les jours dans les médias. La laïcité déchaîne les passions. Nous avons voulu en savoir plus sur l’histoire de la laïcité, sur la loi de 1905 et comprendre pourquoi tant d’interprétations si différentes en sont faites. Valentine Zuber, directrice d’études à l’École pratique des hautes études (PSL University), a récemment publié « La Laïcité en débat. Au delà des idées reçues » (éditions Le Cavalier Bleu) et « La Laïcité en France et dans le monde » (La Documentation photographique n° 8119). Elle répond à nos questions.

LeMuslimPost : Certains estiment qu’il ne faut accoler au mot « laïcité » aucun adjectif que ce soit. Ont-ils raison ?

Valentine Zuber : Je suis toujours étonnée en effet par l’affirmation de ce postulat exclusif qui me semble pourtant discutable : on ne pourrait ajouter d’adjectif qualificatif au terme de « laïcité » au risque de la dénaturer, voire d’en diminuer la force conceptuelle. Je crois au contraire que la laïcité prend de multiples formes selon les pays dans lesquels elle s’applique et que ses modalités sont forcément plurielles. De la même façon que je pense que l’on peut qualifier la forme historique prise par la laïcité dans ces différents contextes, je m’inscris en faux sur cette deuxième affirmation, elle aussi très courante dans le débat franco-français, qui ferait de la laïcité une « exception française ».

La laïcité, c’est une loi ?

Ce n’est pas une loi à proprement parler, mais un principe juridico-politique : la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 n’utilise à aucun moment le terme de « laïcité » et pourtant elle la fonde en principe et en droit. Ce principe se résume à une exigence politique : la séparation institutionnelle de la sphère de l’État et de celle de la société civile, une liberté totale accordée à l’expression individuelle des citoyens (d’expression, de religion et de conviction) dans les limites du maintien de l’ordre public et de la liberté des autres. Enfin, le souci que doit montrer l’État de ne provoquer, ni de couvrir, aucune discrimination entre les citoyens qui serait basée sur leur appartenance religieuse ou convictionnelle.

C’est-à-dire ?

On oublie trop souvent, dans les débats, cette fonction essentielle de la laïcité qui est de protéger les citoyens de toute discrimination. Ce n’est pas la laïcité à proprement parler que l’on doit défendre, mais bien les libertés individuelles fondamentales de tous les citoyens.

« Quand certains prétendent vouloir laïciser la société, neutraliser l’espace public partagé par tous, ils contreviennent au principe de laïcité même »

L’État est donc laïque, mais la société non ?

Absolument. La laïcité, telle qu’elle s’applique en France, s’impose à l’État et aux fonctionnaires, qui doivent s’astreindre à une neutralité religieuse et convictionnelle totale dans leurs rapports avec les usagers du service public. La neutralité ne doit en aucun cas s’imposer à la société et ne peut absolument pas être exigée des individus. Quand certains prétendent vouloir laïciser la société, neutraliser l’espace public partagé par tous, ils contreviennent au principe de laïcité même, qui est un principe de protection de la liberté individuelle, en particulier de la liberté fondamentale d’expression.

Vous parlez d’une notion politico-juridique. Sur l’histoire de la croix à Ploërmel, on est dans le juridique avec la décision du Conseil d’État, mais on peut contester cette décision d’un point de vue purement politique ou philosophique ?

Le cas de la croix du monument de Ploërmel pose très nettement la question de la visibilité religieuse dans l’espace public. Cette question a été tranchée de manière extrêmement claire par la loi de 1905. On n’ôte pas les signes religieux déjà existants (au titre du respect du patrimoine). En revanche, on interdit la mise en place de nouveaux signes religieux dans les lieux relevant de la sphère publique (bâtiments officiels de l’État ou des collectivités territoriales, hôpitaux, écoles, cimetières…). Le maintien ou l’apposition de signes religieux individuels restent toujours possibles -et licites- dans l’espace privé comme, par exemple, des croix, des étoiles de David ou des croissants musulmans sur les tombes individuelles. Ces dispositions juridiques visent toutes à protéger les citoyens dans leurs identités et convictions personnelles.

La limite est parfois ténue entre le culturel et le cultuel…

Evidemment, on est dans un pays qui a été modelé par le modèle chrétien, particulièrement le modèle catholique. Il y a des signes religieux un peu partout dans l’espace public, c’est évident. Mais il faut bien faire la différence entre ce qui relève de la sphère publique et l’espace public. La sphère publique, c’est le domaine (y compris matériel) de l’État et des collectivités territoriales. Il doit rester neutre. L’espace public, c’est l’espace géographique partagé par tous (la rue, les places, les parcs, etc…), il est le lieu de l’expression des identités et des convictions de tous. A notre époque, il est nécessairement pluriel.

« Le débat sur la laïcité est récurrent depuis la Révolution française »

Comment expliquer que le débat sur la laïcité resurgisse et passionne ainsi ces dernières années ?

Le débat sur la laïcité est récurrent depuis la Révolution française et s’exacerbe toujours à des moments de crise ou de crispation sociale. Il a eu lieu au début du 20e siècle au moment de la lutte entre les cléricaux et les républicains à propos du rôle joué par les institutions catholiques dans le débat politique d’alors. Il a en effet existé un catholicisme politique contre lequel se sont battus les républicains. Ces derniers ont gagné ce combat idéologique et ont pu imposer leur compréhension de la laïcité –libérale- avec la loi de 1905. Il s’agissait bien d’un divorce, pas tout à fait à l’amiable, mais qui laissait une liberté pleine et entière à chacune des parties.

Puis le débat sur la laïcité s’est ensuite focalisé sur le statut des écoles. On a laïcisé l’État, on a créé un enseignement public national laïque, mais on n’a finalement pas touché à la liberté d’enseignement. On a donc laissé se côtoyer et au besoin, se concurrencer, un enseignement public et un enseignement privé, souvent catholique. Ce débat sur la préservation de la laïcité de l’enseignement a été particulièrement vif au moment du vote de la loi Michel Debré de 1959. Cette dernière a permis, en contradiction avec l’article 2 de loi de 1905, un financement partiel par l’État de l’enseignement confessionnel. Depuis, en dépit des réclamations de laïques irréductibles, ce débat s’est finalement apaisé et la partition en deux systèmes de l’enseignement français a été maintenue.

Enfin, à la fin des années 1980, le débat a été relancé par les premières affaires du foulard islamique à l’école publique. L’ennemi catholique d’hier a été remplacé par ce qui est de plus en plus souvent considéré comme un « problème » : la visibilité religieuse des musulmans en France. Cette focalisation, qui me paraît bien souvent tourner à l’obsession, s’est encore exacerbée en raisons d’événements extérieurs vécus sur le mode de la menace : la révolution islamiste iranienne, les soubresauts du Moyen-Orient et l’irruption d’un terrorisme à coloration djihadiste.

« Lors de sa période coloniale, la France s’enorgueillissait aussi d’être un empire musulman »

On reproche souvent à la loi de 1905 d’avoir été écrite à un moment où l’islam n’était pas présent en France et, donc, d’être aujourd’hui inadaptée…

En 1905, il est pourtant faux de dire qu’il n’y avait pas de musulmans en France. Dans les départements d’Algérie, c’était même un culte subventionné et régulé par l’État comme les autres, le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme. Le culte musulman n’était donc pas inconnu des hommes politique de la IIIe République. Lors de sa période coloniale, la France s’enorgueillissait aussi d’être un empire musulman. Je pense qu’une partie de ce problème de rapport conflictuel de la République avec l’islam est en grande partie lié à cette histoire encore mal digérée. La loi de séparation s’est en effet appliquée à tous les cultes en Algérie à l’exception notable du culte musulman, et ce, pour des raisons essentiellement sécuritaires. C’était un moyen de tenir la majorité de la population sous contrôle. De nombreuses personnes en Algérie ont pourtant réclamé que la séparation s’applique aussi au culte musulman, mais le gouvernement a toujours refusé. Un certain nombre de ces cadres algériens se sont tout naturellement retrouvés dans le camp des militants de la décolonisation…

La laïcité évolue encore et toujours ?

N’en déplaise à certains propos laïcistes, émanant de « défenseurs de la laïcité » autoproclamés, il n’y a pas de laïcité pure. Il y a plusieurs pratiques de la laïcité qui se reflètent dans les différentes manières dont les États de droit gèrent le religieux qui s’exprime dans leurs sociétés. Vous avez des laïcités « de reconnaissance », dans plusieurs États du monde : l’État y est neutre mais entretient des relations contractuelles, et parfois financières, avec plusieurs religions tout en s’interdisant de faire des discriminations civiles ou légales entre les fidèles de celles-ci. En France, comme aux États-Unis au Mexique, ou en Ukraine on est plutôt dans une laïcité « de séparation », qui refuse théoriquement tout lien financier entre l’État et les religions. La France se proclame séparatiste mais, dans certains espaces français, il n’y a pourtant pas de séparation légale (dans les départements d’Alsace–Moselle et certains départements ou territoires d’Outremer). Et avec le financement de l’école confessionnelle, on est, là aussi, dans un entre-deux, un compromis. La laïcisation est donc un processus politique toujours en cours d’évolution car, en fonction des changements dans la société, et en particulier dans le cas de sa pluralisation ethnique et religieuse moderne, les législations historiques sont contraintes d’évoluer afin de prendre en compte et de traiter à égalité les nouveaux arrivants.

« La République s’est souvent construite historiquement face à un bouc-émissaire »

Existe-t-il un problème d’identité aujourd’hui en France qui incite à s’inquiéter autant d’une laïcité vue comme particulièrement menacée ?

La République s’est souvent construite historiquement face à un bouc-émissaire. Les républicains se sont longtemps battus contre ce qu’ils qualifiaient de cléricalisme catholique. Un certain nombre d’entre eux se sont ensuite acharnés contre le judaïsme, au moment de l’affaire Dreyfus et sous le régime de Vichy, et cela, il ne faut pas l’oublier. Actuellement la question posée par certains est l’« intégrabilité » des musulmans en France. S’ajoutent à ces réflexes « antis » des inquiétudes identitaires. Dans notre société extrêmement sécularisée et de plus en plus globalisée, on se rappelle, de façon opportune, de nos racines chrétiennes qu’on veut opposer (et parfois imposer) aux nouveaux arrivants. On tente de se rassurer face à la crainte d’une dissolution avec une mise en lumière renouvelée cette identité religieuse plus fantasmée que réellement vécue. On invoque en même temps des « valeurs républicaines » qu’il s’agirait de préserver, sans trop savoir ce que cela englobe. On redoute même une contagion musulmane, qui contribuerait pour certains à une parcellisation communautariste de la société dont les effets sont particulièrement redoutés. On se raccroche donc à une histoire particulière, à un roman national, qui risque de nous confiner à un entre-soi, en oubliant des pans entiers de notre histoire contrastée et conflictuelle. Nous sommes pourtant redevables de la construction volontariste de notre nation, qui s’est toujours accommodée et enrichie de nos identités plurielles.

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