Doctorant en anthropologie au sein du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le Monde Contemporain (CISMOC/IACCHOS) à l’Université catholique de Louvain, Lionel Remy a passé près de cinq mois au sein du parti belge ISLAM, qui a tant fait polémique dans les médias. Une plongée ethnographique qui l’a conduit à sortir un ouvrage, « Le Parti ISLAM. Filiations politiques, références et stratégies » édité par Academia. Interview.
LeMuslimPost : Vos collègues avaient prédit, lorsque vous leur avez annoncé intégrer le parti ISLAM : « Ils ne te diront rien ou ils te manipuleront. » Ont-ils eu raison ?
Lionel Remy : Finalement, non. Tout d’abord, je tiens à préciser que je n’étais pas un « infiltré », comme certains ont pu le sous-entendre, mais bien un observateur déclaré et que le terrain s’est très bien passé. Je me suis tout de suite présenté à eux comme étant un anthropologue réalisant une recherche. Oui, il est vrai qu’on m’a proposé avec un demi-sourire de futurs postes, tendu différentes perches… Le parti était à cette époque en période d’expansion qui plus est. Toutefois, rien d’extraordinaire par rapport aux sollicitations classiques sur les terrains ethnographiques en général.
« Pour comprendre ce parti, il faut comprendre la Belgique »
Vous dites avoir passé plusieurs mois « au sein » du parti ISLAM. Mais au final, ses membres ne se retrouvaient que « dans des appartements privés » les soirs et les week-ends…
Ils avaient eu des locaux pendant un an, grâce à de l’argent iranien selon différentes rumeurs. Lorsque je suis arrivé, ils ne se voyaient plus que dans des appartements privés, mais finalement, ils se réunissaient peu, en bureau politique complet je veux dire. Cependant, l’enquête ne pouvait pas uniquement se focaliser sur les membres d’ISLAM (9 à l’époque, moins aujourd’hui), mais devait aussi interroger les différents employeurs, les élus communaux qui les côtoyaient, le monde associatif qu’ils fréquentaient, les anciens membres, les observateurs bruxellois qui récoltaient des données bien avant mon arrivée, etc.
« Faire l’histoire du parti ISLAM, c’est prioritairement faire l’histoire des initiatives d’un homme, Redouane Ahrouch », écrivez-vous…
Absolument et c’est le « leader » du parti ISLAM, il est même présenté comme tel par le président du parti, Abdelhay Bakkali Tahiri. Il faisait partie, directement ou indirectement, de toutes les formations partisanes antérieures. J’ajouterai qu’il faut impérativement relier cette histoire particulière à celle de l’Islam et de son institutionnalisation en Belgique, ce que je détaille dans le livre. Depuis le début des années 1990, un centre (Centre Islamique Belge, cofondé par Bassam Ayachi et Jean-François Bastin), qui préparait à l’administration et à la gestion d’un « État islamique » autant qu’il envoyait des jeunes en Afghanistan, était implanté à Bruxelles. Le 11 septembre 2001 est sans aucun doute un point de bascule, l’Islam est devenu l’objet des politiques publiques que l’on connaît. C’est une histoire dense. D’autant qu’on a parfois une grille de lecture datée de vingt ans. On range les « islamistes » dans des catégories : Frères musulmans, salafistes, etc. Ici, ce sont des Bruxellois qui ont mélangé les références, le produit final est donc « hybride ».
Redouane Ahrouch dit, lors d’un entretien, qu’il met son argent personnel dans le parti, 20 % de son salaire, et qu’il a vendu ses biens pour financer la formation politique. Il croit vraiment en ses chances ?
Oui, il a réellement l’ambition de créer un mouvement d’émancipation des musulmans de Belgique, il se voit lui-même comme une étape sur le chemin vers celle-ci. Selon lui, l’Islam est le bouc-émissaire de l’Occident suite à la chute de l’URSS et donc un ennemi, géopolitiquement, utile. Cette grille de lecture aurait pu séduire, cependant elle dévie sur un certain « conspirationnisme » intransigeant qui répartit ceux qui sont du côté du « juste » et les autres… Par exemple les élus des autres partis sont considérés comme des « pseudo-musulmans », pour garder l’euphémisme.
« Les mots sont des sacs, ils prennent la forme de ce qu’on met dedans » (Abdelhay Bakkali Tahiri)
Est-il sérieux quand il parle ou toujours dans la provocation, notamment en parlant d’État islamique en Belgique ?
La provocation est la stratégie médiatique du parti, par ailleurs couronnée de succès en termes de visibilité. Toutefois, on ne sait pas dire de l’extérieur s’il provoque à nouveau ou s’il expose juste un point de programme. Même lorsqu’il parle d’État islamique, il préfère faire des détours en disant qu’il veut une constitution en adéquation avec le Coran et que la proportion d’articles correspondant au texte sacré indique la proportion d’État islamique que contient déjà la Belgique. Le président joue sur les termes également ou évite de rentrer profondément dans le sujet, en disant que « les mots sont des sacs, ils prennent la forme de ce qu’on met dedans ».
On sent que, lorsque le parti ISLAM est dans les médias, il aime à faire le buzz, même si le message peut paraître rétrograde…
Les membres d’ISLAM ont appris à se servir du climat d’épouvante et de tous ces termes en « isme » pour faire parler d’eux. C’est un « bad buzz » assez malin car, au fond, ils n’ont rien à se reprocher. Ils ont un rapport aux médias difficile car ce sont des débats qui cristallisent des tensions, comme la séparation des hommes et des femmes dans les bus. Dans les médias, ils sont tournés en ridicule, et la période électorale récente a fait d’eux le dernier épouvantail de la prétendue « islamisation rampante » de la Belgique. C’est une autre stratégie électorale, mais celle des adversaires cette-fois. Malgré tout, ils sont invités.
« Il s’agit d’une bande de copains plus que d’un parti politique »
La presse accuse souvent les islamistes de double discours. Avez-vous ressenti cela chez les membres d’ISLAM ?
Oui mais pas dans le sens où on l’entend. C’est même plutôt l’inverse : ils ont un discours à destination des médias un peu terrifiant alors que, au sein du parti, ils prônaient une certaine ouverture… Mais cette ouverture n’était pas véritablement désirée car, au bout du compte, c’est toujours le trio fondateur qui décidait de tout et c’est d’ailleurs ce qui a provoqué la scission du parti.
ISLAM est-il un parti comme les autres ?
Je ne pense pas, du moins en ce qui concerne l’étiquette de « parti ». Certains parlent d’un « groupuscule », moi je pense qu’il s’agit plutôt d’une « bande de copains », termes entendus sur le terrain. Ils n’ont pas de local, pas de fonctions claires, ils excluent des membres sans réunir l’assemblée générale au complet, limitent le pouvoir au trio fondateur, ne permettent pas la délibération autour des points du programme, etc. Ils n’avaient pas grand-chose d’un parti politique, institué en tout cas.
Mais ce parti a-t-il une chance de renaître après des élections locales ratées ?
A priori, que ce soit aux communales (municipales) ou aux régionales, ils n’ont aucune chance. On me disait que leur stratégie médiatique allait leur rapporter des électeurs, du côté des extrêmes, mais les résultats sont tombés et leur nombre de voix a considérablement chuté. Il a même été divisé par deux à Molenbeek. Si j’étais du genre taquin, je dirais que malgré tout ce qu’on a pu raconter sur cette commune, l’État islamique n’intéresse pas les Molenbeekois. Bref, j’ai de sérieux doutes quant à un prochain succès électoral.