vendredi 22 novembre 2024
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L’alliance objective entre terrorisme et islamophobie

Dans un article paru en mai dernier, Yasser Louati définissait la « zone grise », dont Daesh réclame l’extinction, et faisait l’analogie entre terrorisme et islamophobie. Au lendemain de l’attaque contre une église et l’assassinat du père Hamel, l’ancien porte-parole du CCIF nous autorise à publier cette tribune.

Malgré une supposée liberté de ton sur tous les sujets d’actualité, nous souffrons en France d’une véritable mort de la sphère intellectuelle publique et, surtout, de la dangereuse convergence de cette dernière avec les thèses les plus extrêmes. Les sujets touchant de près ou de loin aux musulmans sont les seuls qui ne nécessitent aucune expertise en la matière et, pour combler le tout, la parole des citoyens de confession musulmane est confisquée. La normalisation des discours de haine à leur égard, renforcée par leur invisibilité ainsi que la communication agressive du groupe terroriste Daesh, fait émerger deux camps qui prétendent s’opposer en tous points mais qui, au fond, partagent les mêmes objectifs : les islamophobes d’un côté, et les terroristes de l’autre.

Ainsi, au lendemain des attentats de janvier 2015 à Paris, le 14 février, Wikileaks publiait un article du groupe terroriste de l’organisation de l’état islamique (Daesh)  titré “l’extinction de la zone grise”(1). Cette “zone grise” pour le groupe, c’était la zone de coexistence pacifique entre musulmans et non-musulmans en Occident, que ses idéologues s’attellent à détruire. Mais cette information avait été peu ou pas relayée dans la presse française. Malgré la barrière de la langue, rien ne pouvait justifier que son contenu soit ignoré du grand public.

L’article en question avait pourtant été commenté à plusieurs reprises par différents organes de presse américains et britanniques. On y apprenait sans surprise la conception d’un monde divisé entre “eux” (l’Occident) et “nous” (l’Islam). L’Occident y est réduit aux guerres impérialistes menées par ses élites et les musulmans occidentaux y sont décrits comme des étrangers qu’il faut forcer à partir. On retrouve dans ce long texte les mêmes arguments utilisés par les islamophobes pour expliquer leur position, les extrémistes parlant toujours le même langage. En d’autres termes, les deux camps sont d’accord pour dire que les musulmans ne sont pas chez eux en Occident et que toute coexistence est impossible.

Probablement inspirés par ce qui avait fonctionné en Irak, les théoriciens de Daesh tentent d’en faire de même dans les pays occidentaux. Revenant sur les attentats de Paris, le groupe explique que : “Cet impact amplifié (des attentats) oblige les croisés à activement détruire la zone grise par eux mêmes, zone dans laquelle vivent beaucoup des hypocrites et innovateurs égarés (les musulmans qui ne suivent pas Daesh) vivant en Occident”…“Les musulmans en Occident se retrouveront rapidement face à deux choix. Ou bien ils apostasient et adoptent la religion d’apostats afin de vivre parmi les mécréants sans difficultés, ou bien ils émigrent vers (le pseudo) état islamique et, de fait, évitent la persécution des gouvernements et citoyens croisés”.

Extinction de la zone grise
Extinction de la zone grise.

A la lumière de la série de lois sécuritaires, l’état d’urgence et l’augmentation des actes islamophobes sont donc bien des objectifs de Daesh. Le gouvernement français, loin de se préoccuper du sentiment de rejet des musulmans ou à tarir les sources de l’islamophobie, aurait pu difficilement mieux répondre à leurs attentes. Tout comme George W. Bush en 2001 disait “vous êtes soit avec nous, soit contre nous” (2), Daesh continue, sans originalité et déclare : “Le monde s’est retrouvé divisé entre “khilafah” (califat) d’un côté, et les croisés avec leurs agents apostats de l’autre. » A chacun de choisir son camp et de se préparer à en subir les conséquences.

Sans concession sur leurs buts, Daesh affirme que les attentats, qui sont au coeur de leur stratégie en Occident, servent à semer la terreur, pousser les états à une dérive ultra-sécuritaire en remisant au placard les idéaux de liberté et des droits de l’homme et à provoquer une persécution des musulmans qui les poussera à partir ou, du moins, permettra au groupe d’avoir des arguments pour renforcer ses filières de recrutement.

Nul besoin de faire dans la fiction pour s’apercevoir d’un parallélisme dans les éléments de langage utilisés entre Daesh et ceux qui prétendent les combattre. Dans l’article en question, “l’extinction de la zone grise”, le groupe terroriste perpétue une stratégie du « diviser pour mieux régner » adoptée dix ans auparavant. Dans les années qui ont suivi l’invasion de l’Irak par l’armée américaine, le représentant d’Al Qaïda sur place, Abu Moussab Al Zarqawi, l’avait déjà appliquée. Alors que l’Etat irakien avait été détruit et son armée dissoute sous l’autorité de l’émissaire américain Paul Bremer, les sunnites s’étaient retrouvés écartés et même persécutés par le nouveau gouvernement à majorité chiite. Afin de renforcer l’empreinte d’Al Qaïda, Zarqawi, partant du constat que les sunnites étaient écrasés par le nouveau régime, avait procédé à une série d’attentats sanglants ciblant les chiites et particulièrement leurs lieux sacrés. Ces attentats, en plus d’avoir provoqué la mort de centaines d’innocents, ont eu pour effet une persécution et une exclusion accrue des sunnites parmi lesquels les anciens cadres du Baath. La polarisation de la société irakienne étant actée, Al Qaïda en Irak a pu compter sur elle pour recruter.

A le lire, Daesh trace une ligne entre son “Khilafah” et le reste du monde. Suivant cette même logique, le groupe s’autoproclame seule autorité légitime du monde musulman. Quiconque est en désaccord avec lui, est donc soit un apostat, soit un hypocrite qui mérite la mort. En face, se trouve l’Occident réduit à une dimension guerrière perpétuelle, de croisé, d’ennemi en guerre contre l’Islam et les musulmans. Deux groupes monolithiques sont donc voués à s’affronter : l’Islam et l’Occident.  Toute coexistence est décrétée définitivement impossible. Que des millions de musulmans vivent en Occident et n’imaginent pas être chez eux ailleurs est une contradiction qu’il tente de faire disparaitre par des attentats qui provoqueront des représailles si violentes que cette coexistence sera de facto impossible. Le lecteur avisé commencera déjà à faire le lien entre cette rhétorique de Daesh et la théorie du “Choc des civilisations” de Samuel Huntington, elle-même reprise par les islamophobes de tous bords pour légitimer cette confrontation inévitable entre musulmans et non musulmans.

Ainsi, Eric Zemmour déclarait en octobre 2014, au sujet des citoyens français de confession musulmane : « Cette situation d’un peuple dans le peuple, des musulmans dans le peuple français, nous conduira au chaos et à la guerre civile”. (3) Xavier Lemoine, maire UMP de Montfermeil, déclare au journal israélien Haaretz : « Ce sera eux ou nous. S’ils gagnent, on est morts. Nous sommes différents d’eux (les musulmans) et ces gens ne représentent pas la France. Nous sommes pris au beau milieu d’une guerre islamique qui est menée à travers le monde – Irak, Iran, Pakistan et Afghanistan.” Il continue ainsi : « C’est une guerre entre l’islam et la culture occidentale. La France et toute l’Europe sont en danger. Si nous échouons à comprendre la menace musulmane, alors nous sommes en grand danger”(4).

Cette rhétorique n’est pas réservée à la droite réactionnaire, bien loin de là. Le Premier ministre Manuel Valls par exemple martèle depuis plusieurs années ses discours belliqueux à l’égard des citoyens de confession musulmane. Un jour, il parle “d’islamo-fascisme » (5), un autre, il déclare que la France fait face à une “une guerre de civilisations”(6), chose pour laquelle le député de la tendance nationaliste du parti Les Républicains Eric Ciotti a tenu à le féliciter. Cette déclaration choc mais fallacieuse, en plus du danger qu’elle représente, pose un sérieux problème. Manuel Valls accorde le statut de civilisation à un groupe terroriste.

Le Premier ministre aurait pu s’inspirer du directeur de la CIA John Brennan qui, dans son discours du 26 mai 2010, accordait le poids nécessaire aux mots et au sens qu’on leur prête : “Nous ne décrivons pas non plus notre ennemi comme « djihadistes » ou « islamistes » parce que le djihad est une lutte sainte faisant partie de l’Islam et qui consiste à se purifier soi-même ou sa propre communauté et il n’y a rien de sacré ou de légitime ou d’islamique à assassiner des innocents, des femmes et des enfants. En effet, nommer nos adversaires de la sorte s’avèrera être contreproductif. Cela renforcera la fausse impression qu’ils sont des chefs religieux défendant une cause sacrée, alors qu’en fait ils ne sont rien de plus que des assassins, ayant aussi assassiné plusieurs milliers de musulmans…”(7).

La fixation de Manuel Valls sur les musulmans allant de mal en pis, il serait futile de s’attarder sur ses excès de langage. Néanmoins, malgré un positionnement politique affiché à gauche, il est rejoint dans ses thèses par d’autres personnes aux idées islamophobes pleinement assumées.

La Guerre Civile Qui Vient
La guerre civile qui vient.

Tout comme Daesh affirme qu’il y a “deux camps sans aucune place entre pour un troisième”, lorsque Valls parle de “l’ennemi intérieur qu’il faut combattre”, il trouve soutien chez Ivan Rioufol, polémiste au journal Le Figaro qui, dans son “Bloc-notes”, ne cesse de marteler la confrontation inévitable entre Islam et Occident au sein même de la société française, que le “vivre ensemble est un mensonge d’Etat”(8) et, pour couronner le tout, théorise “Cette guerre civile qui vient” dans un livre qu’il n’a pas eu honte de promouvoir deux heures après les attentats de Bruxelles (9). De son côté, le maire de Nice, Christian Estrosi, ainsi que l’ancien conseiller de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade, répètent à qui veut l’entendre qu’il y a “une cinquième colonne islamiste en France”(10), qu’une “troisième guerre mondiale a été déclarée” (11) et, dans les faits, ne se prive pas de violer la loi en empêchant ses administrés de confession musulmane de pratiquer librement leur culte (12).

Fidèles à la tradition du Front National, Marine Le Pen et sa nièce Marion Maréchal Le Pen se sont distinguées par des positions qui confirment le virage idéologique du parti fondé par le patriarche Jean-Marie Le Pen. De l’antisémitisme de ce dernier, on est passé à l’islamophobie devenue plus rentable, tout en étant moins risquée politiquement. Ainsi, Marine Le Pen déclare en 2010 que lorsque les musulmans se retrouvent à prier dehors par manque d’espace dans les salles de prière, ces prières de rue sont comparables à l’occupation nazie (13) et que pour expliquer son propos, elle invoque son souci d’appeler “à la résistance”. Personne ne peut ignorer en quoi a consisté la résistance aux armées hitlériennes. Quant à sa nièce, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, elle déclare ni plus ni moins que les musulmans « ne peuvent avoir exactement le même rang que les chrétiens” (14) et par cette distinction entre citoyens inspirée des lois de Nuremberg, confirmait sans le savoir l’inspiration nazie de son parti.

La liste est longue et la série de diatribes islamophobes avancées par Nicolas Sarkozy, l’académicien Alain Finkielkraut ou l’essayiste Elizabeth Badinter ne confirmeront qu’un peu plus l’hystérie collective au service du discours de Daesh. Néanmoins, il arrive que de la nuance soit apportée en utilisant des mots valise tels que “islam radical”, “islamisme” ou“radicalisation” mais sans jamais dire clairement où se situe le curseur entre pratique religieuse, idéologie politique et terrorisme. Ce flou est par ailleurs très pratique pour semer la confusion et laisser entendre que la pratique religieuse des musulmans en elle-même pose problème.

Cette normalisation du discours islamophobe autant chez les responsables politiques qu’au sein des médias qui en font ouvertement la promotion devrait faire craindre que, sous couvert de liberté d’expression ou de défense de la laïcité, on en arrive à plus d’exclusion et de violence à l’égard des citoyens de confessions musulmane. En effet, en plus du préjudice que cela fait subir à des milliers de personnes, cette islamophobie joue clairement en faveur de Daesh qui déclare un peu plus loin dans son article : “Ainsi, le temps est venu pour un autre évènement, amplifié par la présence du “Khilafah” sur la scène internationale d’apporter plus de division dans le monde et de détruire la zone grise où qu’elle se trouve”. Si l’on voulait faire passer les islamophobes comme les agents de Daesh, on ne s’y serait pas pris autrement.

Quant à ceux qui croient en cette coexistence, tout comme la sphère islamophobe les discrédite au nom d’une collaboration avec l’ennemi, d’islamo-gauchisme, d’angélisme ou de naïveté, Daesh en fait de même mais dans l’autre sens. Dans son article appelant à la destruction de toute coexistence en Occident, on y retrouve  aussi bien des appels au meurtre de musulmans ne soutenant pas leur cause que de non musulmans jugés intrinsèquement comme ennemis.

Mais la disqualification des contradicteurs n’est pas l’apanage des groupes terroristes ou des seuls extrémistes. On retrouve les mêmes méthodes chez ceux qui, s’arrêtant à une réflexion superficielle et non aboutie, craignent la confrontation de leurs idées et de les exposer au discrédit. C’est exactement ce que nous retrouvons avec les théoriciens de l’islamophobie qui monopolisent la parole publique avec des idées toutes faites puis se plaignent de ne pas pouvoir critiquer l’islam sans être contredits. Leur diabolisation des citoyens de confession musulmane passe ainsi par le raccourci selon lequel le terrorisme est l’essence de l’Islam, que les musulmans sont donc potentiellement terroristes et que ces groupes terroristes les représentent.

Que plus de 124 savants musulmans – il n’agit pas de l’imam du coin, ni même de prédicateurs, mais bien de savants au sens d’universitaires, chercheurs et autorités religieuses – aient publiquement et mondialement dénoncé les agissements de Daesh et les pratiques terroristes dans leur ensemble via une lettre ouverte de quarante pages et traduite en plusieurs langues dont le français (15), ne semble pas compter. Les islamophobes savent parfaitement que les victimes de Daesh sont dans leur écrasante majorité de confession musulmane et que pas une semaine ne passe sans qu’une bombe ne retentisse dans une mosquée ou dans les marchés qu’ils fréquentent. Ils savent tout autant qu’un monde sépare le chef de Daesh, Abu Bakr Al Baghdadi, du reste du monde musulman et plus encore des occidentaux de confession musulmane. Mais pour alimenter le fantasme d’un problème musulman en Occident, la sphère islamophobe a besoin du déni de la réalité et, au pire, de faire dans le mensonge volontaire.

En d’autres circonstances, Frantz Fanon avait déjà analysé ce même phénomène en des termes dont lui seul a le secret : “Parfois les gens ont des croyances fondamentales extrêmement fortes. Lorsqu’on leur démontre que ces croyances fondamentales sont contredites par de puissants arguments, les gens ne peuvent accepter la nouvelle interprétation que cela doit amener. Cela crée une situation qu’on appelle dissonance cognitive. Parce que c’est d’habitude si important de protéger ses propres croyances fondamentales, ces gens rationaliseront, ignoreront et même nieront tout ce qui peut entrer en contradiction avec leurs croyances fondamentales” (16). On a donc plus besoin de l’image du terroriste musulman que du citoyen musulman ordinaire.

On aurait pu se rassurer en se disant que la rhétorique islamophobe n’a pas de réelles conséquences sur le terrain, mais cela serait absurde. La fabrication du problème musulman a rendu possibles aussi bien une islamodiversion pour ne pas parler du chômage, des inégalités croissantes ou de la corruption, mais aussi de rendre acceptables des mesures inacceptables en temps normal. En effet, l’Etat est en train de faire passer tout un arsenal répressif qu’il a d’abord vendu au pays sous couvert de lutte contre le terrorisme, lutte initiée bien entendu en ciblant les citoyens de confession musulmane mais aujourd’hui étendue aux mouvements sociaux et à tout mouvement contestataire.

Avec l’état d’urgence toujours en application, les brutalités policières, les perquisitions dans les foyers, commerces et lieux de cultes musulmans ou les humiliations par assignations à résidence ou mises au chômage par des préfets, ont été étendus aux militants écologistes, aux Zadistes, à Nuit Debout et même à la traditionnelle manifestation du 1er mai, violemment réprimée il y a deux semaines. Par la manipulation de l’opinion publique mais aussi par sa passivité, l’Etat a pu créer un précédent, à savoir l’acceptation de mesures d’exception pour un groupe mais aujourd’hui, c’est toute la population qui est exposée aux dérives d’un Etat autoritaire, opaque mais qui ne trouve de force que contre sa propre population. Il suffit de voir sa faiblesse face aux groupes de pression et aux multinationales qui contraste avec la brutalité de la répression des mouvements sociaux, pour s’en rendre compte.

Mosquée Perquisitionnée
Mosquée perquisitionnée.

Par ailleurs, lorsqu’on additionne le nombre de mosquées inutilement saccagées (17) par les forces de l’ordre ou l’humiliation de centaines de familles réveillées au saut du lit (18) ; lorsqu’on s’aperçoit qu’en Corse, plusieurs centaines de personnes ont pu assiéger tout un quartier à majorité musulmane (19) et saccager une salle de prière (20) en toute impunité et alors que les coupables n’ont jamais été inquiétés, une autre salle de prière a été incendiée (21) ; lorsque, année après année, les études confirment la nature structurelle du racisme en France qui se décline en discriminations à l’école, au logement, au travail et même dans les soins (22), en lois d’exception, discours de haine ou en  profanations ; lorsque, année après année, les actes islamophobes ne cessent d’augmenter et que les femmes en sont les premières victimes (23), et que toutes ces injustices ne provoquent pas de réaction politique forte, alors, la rhétorique islamophobe est une menace interne combinée à la menace externe que représente Daesh.

C’est d’ailleurs l’argument de l’islamophobie qui est évoquée lors d’une conversation entre l’ancien otage de Daesh, Nicolas Hénin, et un de ses geôliers. Ce dernier lui déclarait : “Marine Le Pen a raison. La France aux Français, un musulman n’a rien à faire en France” (24). Il serait utile de demander à la présidente du Front national si elle est heureuse de partager les mêmes idées qu’un terroriste.

Essentialisation réciproque

Contrairement à ce qu’affirme le groupe terroriste dans son magazine multilingue en ligne DABIQ, l’Occident ne peut être réduit aux croisades et à une haine héréditaire des musulmans tout comme l’Islam ne peut être réduit aux conflits du Moyen-Orient – eux-mêmes alimentés par les interventions occidentales. Il peut encore moins être représenté par un gang ayant pris pour étendard la profession de foi musulmane.

Il en va de même pour la religion chrétienne. Lorsque George W. Bush avait lancé son invasion de l’Irak, qui a abouti à sa destruction et à l’émergence de Daesh, il avait invoqué son Dieu pour la justifier (25). Mais par quel mécanisme intellectuel peut-on réduire une religion ou une civilisation aux crimes d’un seul homme, fut-il président des Etats-Unis ? Faire le parallèle entre terrorisme et musulmans pour justifier toutes formes d’injustices, c’est exactement ce que revendique Daesh : “les musulmans se trouvant dans les terres dirigées par les apostats seront poussés à (nous) rejoindre, car les apostats ne cesseront d’emprisonner chaque musulman qu’ils pensent avoir une once de jalousie pour sa religion”. Sans parler des détenus du macabre exemple américain de Guantanamo, les centaines de personnes assignées à résidence, ou emprisonnées de manière préventive sans preuve contre eux, se reconnaitront sûrement.

Malgré une prétention à la pensée rationnelle au pays de Descartes, dès qu’il s’agit de parler d’islam ou des musulmans, on entre dans l’irrationnel le plus primaire. C’est peut-être sur cela que repose la construction du problème musulman. La réflexion s’arrête à l’appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane et ce sont les préjugés, la réduction de l’autre à un groupe monolithique et la paresse intellectuelle qui prennent le relais. Nous sommes ici face à un problème majeur. Nous regardons un monde de plus en plus complexe et en rapide mutation avec une vision simpliste et monochrome promue par des idéologues. Vouloir simplifier les choses pour les comprendre plus rapidement est une chose, mais lorsqu’on autorise la paresse intellectuelle à devenir la norme, on ne peut qu’alimenter la théorie fallacieuse du “eux” contre “nous”.

Dans sa réponse à la théorie du choc des civilisations prônée par Huntington et chère à Valls, l’extrême droite ou les identitaires, Edward Said parle du “choc des ignorances” et met en garde contre cette vision binaire du monde et l’alimentation du conflit par une définition du  soi en opposition à l’autre : “Il est un niveau, par exemple, où passions primitives et savoir-faire sophistiqué peuvent converger et battre en brèche une frontière fortifiée, non seulement entre Occident et Islam, mais aussi entre passé et présent, entre nous et eux, pour ne rien dire des concepts même d’identité, de nationalité, sources de désaccords et de débats littéralement interminables.

 Une décision unilatérale visant à tracer des lignes dans le sable, entreprendre des croisades, combattre le mal qu’ils incarnent au nom du bien que nous défendons, extirper le terrorisme et, pour emprunter le vocabulaire nihiliste de Paul Wolfowitz, en finir totalement avec des nations, ne donne pas plus de visibilité aux entités supposées. En revanche, elle montre combien il est plus simple de proférer des déclarations belliqueuses pour mobiliser des passions collectives que de réfléchir, examiner, expliquer ce à quoi nous sommes confrontés en réalité, l’interconnexion d’innombrables vies, les « nôtres » autant que les “leurs ». Laisser le débat aux mains de représentants illégitimes et minoritaires des deux camps.” (26)

Autant les groupes terroristes ne reconnaissent que les islamophobes comme représentants d’un Occident fantasmé, autant nos islamophobes ne reconnaissent que ces extrémistes comme représentants d’un Islam imaginaire. Les adeptes du choc des civilisations, qu’ils soient extrémistes religieux ou islamophobes de droite comme de gauche parlent le même langage, suivent le même mode de raisonnement et ont un besoin mutuel de se soutenir. Si l’un disparait, la position de l’autre devient intenable.

Lorsque les idéologues de Daesh argumentent pour justifier leur position, ils ne mentionneront pas le non musulman ou la non musulmane pour qui la coexistence est fondamentale dans son rapport à l’autre. Ils ne mentionneront pas les militants des droits de l’homme, les intellectuels ou les anonymes qui sont vent debout contre l’islamophobie et n’hésitent pas à prendre des coups en retour. Non. Ils évoqueront les islamophobes, les lois islamophobes, les agressions islamophobes, les discours islamophobes, la répression post-attentats de l’Etat et le racisme structurel qui maintiennent les musulmans occidentaux en marge des sociétés auxquelles ils appartiennent.

L'alliance objective entre islamophobes et terrorisme
L’alliance objective entre islamophobes et terrorisme.

Lorsqu’Al Baghdadi s’adresse aux musulmans occidentaux pour le rejoindre, seules quelques centaines de paumés le rejoignent – souvent grâce à la complaisance des autorités qui ont préféré les exporter (27), et une bonne partie d’entre eux tente de revenir, quitte à passer par la case prison. Mais cet appel à partir ne déplairait pas aux islamophobes qui appellent à l’expulsion massive des musulmans occidentaux. L’idée avait par ailleurs été avancée par Eric Zemmour lorsqu’il évoquait l’idée de “mettre cinq millions de musulmans dans des bateaux… ou des avions” (28). Comment ne pas voir un effet miroir entre les semblables d’Al Baghdadi et ceux de Zemmour ?

Le mythe du choc des civilisations et la rhétorique islamophobe ne profitent qu’aux deux extrêmes pour lesquels la sclérose de nos sociétés serviront à faire avancer leurs agendas idéologiques au détriment de tous. Le piège de Daesh est grossier. Là où ils ne font aucune différence entre leurs victimes, les islamophobes assurent le service après-vente en faisant la promotion d’une guerre civile au pire ou justifier l’exclusion des musulmans « au mieux ».

Les islamophobes feront leurs carrières, gagneront en notoriété et disparaitront. Mais leurs idées, et le fonctionnement de nos institutions héritées de l’ère coloniale perpétuent un modèle social intenable fait d’exclusion systémique et d’injustices au quotidien qui profiteront à qui veut monter les composantes de nos sociétés les unes contre les autres. Les idéologues de Daesh eux, ne sont pas stupides et savent qu’avec 30 000 soldats ils ne pourront prétendre à envahir l’Europe et encore moins, l’Amérique du Nord. Mais s’ils ambitionnent de provoquer des guerres civiles en Occident, c’est bien parce qu’ils savent que les injustices structurelles de ses sociétés peuvent rendre cela possible.

Pour notre cas en France, et à la lumière des déclarations du patron du renseignement intérieur Patrick Calvar qui s’inquiète de la provocation d’affrontements communautaires par l’ultra-droite (29), il faudrait peut être se demander si Hannah Arendt n’avait pas raison lorsqu’elle évoquait le racisme français et son fantasme d’une guerre civile (30).

C’est ici que notre responsabilité collective est engagée. Car avant de pouvoir espérer un quelconque pas vers la sécurité, il faudra d’abord que le citoyen ordinaire prenne la mesure du danger qui le guette lorsqu’il accepte la normalisation de la haine. Daesh disparaitra mais les islamophobes attendront son successeur.

————-
Notes
(1) The Extinction of the grey zone https://archive.is/VE0jj#selection-289.0-289.187
(2)
http://edition.cnn.com/2001/US/11/06/gen.attack.on.terror/
(3) http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1290601-zemmour-et-la-deportation-des-musulmans-le-revelateur-d-une-france-qui-vit-dans-la-peur.html
(4) « it’s either them or us. If they win, we are dead ducks” Haaretz 2006
(5) http://www.lemonde.fr/politique/article/2015/02/16/manuel-valls-prone-l-unite-pour-combattre-l-islamo-fascisme_4577055_823448.html
(6) http://www.dailymotion.com/video/x2vx9gf_les-reactions-politiques-a-la-guerre-de-civilisation-de-valls_news
(7) https://www.whitehouse.gov/the-press-office/remarks-assistant-president-homeland-security-and-counterterrorism-john-brennan-csi
“Nor do we describe our enemy as “jihadists” or “Islamists” because jihad is a holy struggle, a legitimate tenant of Islam, meaning to purify oneself or one’s community, and there is nothing holy or legitimate or Islamic about murdering innocent men, women and children.”
(8) http://blog.lefigaro.fr/rioufol/2016/04/le-vivre-ensemble-mensonge-det.html
(9) https://twitter.com/ivanrioufol/status/712200411567005696
(10) http://www.liberation.fr/video/2015/04/30/christian-estrosi-recidive-cette-cinquieme-colonne-c-est-une-realite_1278660
(11) http://www.islamophobie.net/articles/2015/06/05/aymeric-chauprade-fn-enquete-judiciaire
http://archives.nicematin.com/derniere-minute/troisieme-guerre-mondiale-islamo-fascisme-estrosi-cree-une-polemique.2194797.html
(12) http://www.islamophobie.net/category/article/institut-ennour
(13) http://www.lemonde.fr/politique/article/2015/09/22/marine-le-pen-renvoye-en-correctionnelle-pour-avoir-compare-les-prieres-de-rue-a-l-occupation_4767160_823448.html
(14) http://www.rtl.fr/actu/politique/les-musulmans-n-ont-pas-le-meme-rang-que-les-catholiques-pour-marion-marechal-le-pen-7780585034
(15) http://www.lettertobaghdadi.com/
(16) Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs
(17) http://contre-attaques.org/magazine/article/perquisition
(18) http://www.islamophobie.net/articles/2015/12/24/enfants-violentes-portes-fracturees-nouvelle-perquisition-violente-et-sans-resultat
(19) https://www.youtube.com/watch?v=JkIAdYo-9vY
(20) http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20151225.OBS1944/mosquee-saccagee-a-ajaccio-ce-que-l-on-sait.html
(21) https://www.youtube.com/watch?v=JkIAdYo-9vY
(22)https://www.buzzfeed.com/davidperrotin/une-medecin-ne-veut-pas-de-femmes-voilees-dans-son-cabinet-l
(23) Rapport CCIF 2016, pages 25-26 http://www.islamophobie.net/sites/default/files/Rapport-CCIF-2016.pdf
(24) Nicolas Hénin, Jihad Academy
(25) http://www.independent.co.uk/news/world/americas/bush-god-told-me-to-invade-iraq-6262644.html
“ »I’m driven with a mission from God. God would tell me, ‘George, go and fight those terrorists in Afghanistan.’ And I did, and then God would tell me, ‘George go and end the tyranny in Iraq,’ and I did. »
(26) http://www.thenation.com/article/clash-ignorance/
(27) http://www.theguardian.com/world/2016/mar/25/turkish-officials-europe-wanted-to-export-extremists-to-syria
(28) http://www.liberation.fr/france/2014/12/18/eric-zemmour-n-a-pas-refute-l-idee-de-mettre-des-millions-de-musulmans-dans-des-bateaux_1166388
(29) Hannah Arendt, L’impérialisme

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Israël : la fin de l’impunité ?

Des juges britanniques demandent au Premier ministre Sunak de stopper la vente d'armes à Israël et lui suggèrent de sanctionner les responsables israéliens.

Espagne : vers la reconnaissance de l’Etat palestinien

Le gouvernement espagnol veut reconnaître l'Etat palestinien avant l'été. L'annonce est prévue pour le 9 juin.

Sur fond de génocide en Palestine, l’iftar de la Maison-Blanche annulé

Les invités de l'iftar de la Maison-Blanche ont refusé de rompre le jeûne avec le président Biden qui doit, selon eux, revoir sa position sur Israël.

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